Shining (The Shining) de Stanley Kubrick - 1980
Bon, là, c'est bien simple : voilà LE film fondateur de mes peurs adolescentes, LE film qui m'a fait comprendre que le genre "horreur" était un genre sérieux qui pouvait dire plein de choses, LE film qui a entériné ma passion pour Jack Nicholson, LE film de Kubrick, bref LE film... A force d'en scruter des extraits depuis 15 ans, je me suis rendu compte que je ne l'avais pas revu en entier depuis ce temps-là. Petit tour donc à l'Overlook, avec toujours cet air d'admiration béate qui fut le mien à la première vision : Shining est un film total, une perfection selon moi (à l'exception d'une scène, j'y reviens), un machin miraculeux dont le moindre changement gâcherait l'ensemble. Difficile d'écrire dessus, tant tout a été dit (y compris l'absurde), et tant devant une telle perfection il n'y a pas grand-chose à ajouter. Essayons tout de même, ne serait-ce que pour tenter de convaincre les jeunes spectateurs d'Insidious qu'il fut un temps où le genre exprimait réellement des choses, et où faire peur ne consistait pas seulement à vous faire bondir dans votre fauteuil et renverser votre seau de pop-corns.
Dès le départ du film, on sent bien que quelque chose cloche dans le citron de Jack Torrance, gardien de l'hôtel Overlook perdu dans la neige. Nicholson fait son entrée, et ses froncements de sourcils, ses sourires diaboliques, ses regards fixes, déclenchent déjà, au bout de deux minutes, l'inquiétude. C'est la grande innovation de Kubrick par rapport au roman : la schizophrénie de Torrance est ancrée dès le départ dans cette histoire, et on apprendra par la suite qu'elle date d'avant même sa naissance, comme si les lieux étaient imprégnés depuis toujours de la tragédie qui va s'y dérouler (à la suite d'autres...). Torrance est une sorte d'archétype de la violence et de la démence, qui est présente dans l'hôtel depuis toujours, comme l'atteste le dernier plan du film. Notre homme s'installe donc dans les lieux avec femme (Shelley Duvall, magnifique, la plus belle expression de la terreur sans retenue) et enfant (Danny Lloyd, parfait lui aussi dans son intensité). Dès lors, on ne saura jamais très bien si la folie meurtrière qui s'empare de lui est due à des impulsions extérieures (les fantômes qui hantent l'hôtel) ou à des penchants naturels (son échec comme écrivain, son alcoolisme). En tout cas, très lentement, en faisant monter la tension dans une rythme qu'il faut bien qualifier de magistral, Kubrick nous montre un homme qui se désagrège, qui devient totalement furieux. Tourmenté par sa femme qui ne le comprend pas, inquiet pour son enfant, torturé par les affres de la création, hanté par la solitude, Torrance coule et se laisse gagner par la solitude implacable des lieux. L'hôtel devient alors un lieu-cerveau (le splendide plan où il regarde la maquette du labyrinthe, qui se transforme en vrai labyrinthe), la cavité refermée sur elle-même, qui tourne en rond ("All work and no play makes Jack a dull boy"), et toutes les pulsions les plus noires peuvent se déclencher. Contrairement au livre de King, qui multipliait les motifs chauds, Kubrick plonge son film dans des atmosphères glacées, y compris dans la mise en scène très rigide, très mathématique, précise jusqu'à la maniaquerie.
Car plus que le fond du film, qui après tout ne décline que le thème de la folie et n'est peut-être pas très profond, c'est la mise en scène qui fait de Shining le chef-d'oeuvre indépassable qu'il est. Bien sûr, il y a la caméra planante, hyper mobile, qui suit la petite voiture de Danny dans les couloirs ouatés (jusqu'à cette apparition traumatique des petites filles au regard fixe, une des plus grandes images que le cinéma ait proposé à mes yeux enamourés), ou la poursuite finale de Jack et sa hâche dans le labyrinthe ; mais on remarque aussi les prodigieux champ/contre-champ, figure que Kubrick semble réinventer par la rythmique de son montage ; il y a ces travellings très inventifs qui semblent flotter au-dessus du sol comme un fantôme ; il y a ces scènes immobiles parfaitement effrayantes, qui sont un peu la marque de Kubrick (ici une conversation toute en ambiguïtés dans les toilettes entre Nicholson et un serveur) ; et il y a cette façon complètement novatrice de faire peur, en faisant par exemple apparaître un motif burlesque (un homme déguisé en ours, ou un type très souriant au crâne fendu) au sein de la tension ; ou en dirigeant Nicholson vers la clownerie, l'humour ; ou en déployant des motifs horribles dans la clarté froide des lumières de l'hôtel ; ou en faisant advenir la violence de manière parfois sèche comme un coup de trique (l'exécution de Dick Halloran, terminée en deux secondes). En un mot, le film est terrifiant, parce qu'inéluctable et se développant dans une forme très élégante et glaciale. Seul bémol, je l'ai dit au départ : la scène de la chambre 237, où une beauté fatale se transforme en petite vieille purulente : les effets spéciaux, le rire de la vieille, la mise en place dans le miroir, etc, me semblent déjà vus, trop premier degré, pour rentrer complètement dans ce film cérébral et sur-intelligent, comme si un réalisateur de série Z avait remplacé Kubrick ce jour-là. Mise à part cette erreur, le film est tout simplement parfait, magistral de bout en bout et par quelque côté qu'on le prenne, acteurs, mise en scène, musique, montage, scénario, etc. Un fleuron.