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14 mars 2019

Le Soulier de Satin (O Sapato de Cetim) de Manoel de Oliveira - 1985

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Pour mettre en scène dignement la pièce de Paul Claudel, il faut du temps. Vitez en a pris il y a 30 ans, pour un spectacle de 12 heures qui avait changé ma perception du théâtre ; peu avant, Oliveira en avait pris aussi, puisque voilà un film de 7h20 qui se regarde autant pour le plaisir de la langue que pour le challenge. Il y a un côté fou à expérimenter cette durée, qui fait d'ailleurs beaucoup pour l'intelligence du film. Bon, il est découpé en trois parties, hein, faut pas pousser, mais tout de même : voilà un véritable objet filmique qui s'éprouve physiquement, sensation si rare dans le cinéma qu'il est très agréable de la ressentir avec une telle plénitude. Et si bellement, puisque ce film est magnifique. Si vous aimez la langue amphigourique de Claudel, si vous goûtez ce style acrobatique, touffu, hétérogène, savant, exigeant, vous adorerez la façon dont Oliveira, alors même que ce n'est pas sa langue natale, s'y frotte : le style claudelien éclate dans ces tableaux qui portent en premier lieu la langue en avant. Même si dans la forme, il y a énormément à dire, et j'y reviens, c'est ce qu'on remarque en premier : on entend Claudel avec une puissance singulière, le film est surtout un écrin, certes très bavard (cet auteur n'est pas connu pour son minimalisme) mais brillant, pour mettre en valeur la syntaxe de l'écrivain, ses élans romantiques autant que son aspect scientifique, sa passion pour l'Histoire autant que son mysticisme.

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Pour moi qui ne suis pas vraiment client des pièces du sieur, le plaisir est pourtant total. Parce qu'on se rend compte que cette pièce réputée inmontable au théâtre trouve dans le cinéma une nouvelle dimension, et un aspect ludique délicieux. Le texte, en effet, est très ambitieux, racontant en trame principale les amours chaotiques entre Rodrigue et Dona Prouheze, au travers des années et des lieux, mais en profitant surtout pour brasser tout un siècle de découvertes, de manoeuvres politiques et de progrès scientifique, tout en racontant aussi d'autres amours tout aussi tumultueuses (celles de Dona Musique ou de Dona Sept-Epées entre autres), en parlant de paternité, en troussant quelques scènes de pure comédie, en travaillant un mysticisme éclectique (du catholicisme pur jus à la sorcellerie, jusqu'à un animisme étrange), ou en relatant des grandes théories politiques. Un style éclaté, donc, qui regroupe en quelques heures toutes les mutations de ce XVIIème siècle, qui passe de l'Afrique à l'Europe au Japon à l'Amérique, fait subitement des bonds de 10 ans dans la trame, mais reste toujours fixé au sein de ce tourbillon, sur l'intimité de ce couple qui ne se rencontre jamais, de ces deux êtres qui se passeront pour toujours à côté. Oliveira est aussi à l'aise dans un style que dans l'autre : les scènes légères sont très drôles (ma préférée à ce dialogue sur le progrès sur fond de baleines sautillantes), les dialogues politiques abscons sont pris avec beaucoup de sérieux, et les séquences romantiques sont magnifiques de fièvre et d'intensité. Aidé par une bande de comédiens très en forme, le texte et la construction de la pièce, très complexes sur le papier, passent comme de rien. Certes, il y a bien quelques séquences très raides (le monologue interminable de Marie-Christine Barrault déguisée en lune), je ne dis pas qu'on ne s'ennuie jamais. Mais cet ennui semble presque faire partie intégrante de la pièce, apparaître sciemment pour mieux nous libérer ensuite dans ces scènes très récréatives.

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Le fim s'ouvre sur un très beau et très long plan dans un théâtre : dès le départ, on annonce la couleur, on sera dans l'artifice, dans le trucage, dans la machinerie à l'ancienne (autre ancrage dans le XVIIème). Le film ne va jamais cesser ensuite de confirmer cette appartenance au théâtre, avec ses décors mignonnets faits de petits gadgets, avec ses toiles peintes en fond, avec ces pans de murs qui s'escamotent sous nos yeux, avec ces acteurs qui peuvent rentrer pour mettre en abîme ce qu'on est en train de regarder, avec ce découpage très carré en scènes, avec ce côté toc des effets. Avec surtout cette direction d'acteurs : composé de tableaux en plans presque toujours fixes (juste ici et là quelques recadrages), le film montre des acteurs face caméra, souvent le regard directement planté dans l'objectif-spectateur, très peu dans le dialogue direct, qui ne cachent absolument pas le côté théâtral de leur jeu, comme si on était réellement le public privilégié d'une représentation jouée pour nous. Pourtant, et c'est sûrement ce qu'il y a de plus beau, Le Soulier de Satin devient peu à peu un vrai film de cinéma, car se mêlent à cet aspect artificiel, des effets qui ne sont que cinématographiques : le montage d'abord, bien sûr, mais aussi la profondeur de champ, la disposition très précise des comédiens dans le cadre, la musique... autant d'éléments qui nous font oublier la toile peinte et plonger dans ce texte, entre deux arts (le théâtre et le cinéma), perdus du coup dans ces univers hétérogènes et entraînés par le flot des morts et des motifs. Tout est parfait, des costumes au maquillage, des décors (magnifiques) au jeu, mais c'est ce trouble qui touche le plus. Dans un tel écrin, Oliveira n'a aucun mal à envoyer de l'émotion dans les moments-clés : les dialogues entre les deux amoureux, ceux avec Anne Consigny sur la fin, les scènes tourmentées avec l'ange-gardien, les adieux de l'ambigu Don Camille, sont des moments très forts et très émouvants. L'impression d'un film de troupe, simple et modeste, servi dans un film à la durée et aux ambitions démesurées qui donne, mais oui, l'envie de relire Claudel. Et de voir tout Oliviera.

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Commentaires
D
Mais c’est bien sûr ! On causaillait des films-fleuves y a quelque temps et j’en citais pêle-mêle des bons (Out 1) comme des très tartes (Danse avec les loups)... mais m’disais que j’en avais zappé un bien, un beau, dans la colonne des winners.<br /> <br /> La top classe en effet, comme toujours avec Manoel. Dire qu’on adorerait voir Clint décrocher avant d’être nonagénaire alors que le Portuan, lui, on aurait tant aimé qu’il casse pas sa pipe à 216 ans et des poussières !<br /> <br /> Très beau texte, au passage.
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