Nico, 1988 de Susanna Nicchiarelli - 2018
Très beau film, qui marque par sa justesse, sa poésie, la distance idéale prise par Nicchiarelli par rapport à son mythique et mystérieux sujet : Nico, qui a traversé pas mal de cercles d'enfer de la musique (avec le Velvet Underground), de la peinture (Andy, dis-lui oui) et du cinéma (les délires plus ou moins digestes de Garrel), a été la muse de quelques grands, a acquis le statut de culte, mais finalement n'a pas réussi à avoir la carrière promise. Présenté sur cintre, on s'attend à une série de clichés plus ou moins réchauffés : Nico et la drogue, Nico et Lou Reed, Nico et sa musique bizarre, Nico et sa dépression, Nico et son fils suicidaire, Nico et son vélo fatal, le genre de chair à canon parfaite pour un biopic hollywoodien aux petits oignons avec rédemption, chute aux enfers et édification du public idéales.
Nicchiarelli prend l'exact revers de ce qu'on attend. Se concentrant sur les deux dernières années de la vie de Nico, celles où, un peu oubliée, elle fait une tournée européenne de petites salles, bottant en touche toute trace de son passé (le Velvet ? elle ne veut plus en parler), elle s'intéresse au mystère-Nico, scrutant la vie intime de cette femme qu'on a transformée en icône, enregistrant les petites variations de caractère, les longues plages d'attente, la manière de vivre "malgré tout", et parvenant même, ô miracle, à attraper quelque chose de ce qui fait la Création. La musique, présente sans être lourde (on est très loin de la compil) semble jaillir de la dépression qui imprègne le film, en être le résultat. Du coup, cette musique monocorde, chantée pas toujours très juste, assez cérébrale, aux paroles perchées, apparaît dans une très belle nudité, débarrassée de ses références new-age ou allumées. Les plans très simples du film, qui organise pourtant une discrète chorégraphie d'acteurs, participe à cette beauté : on est dans la justesse, dans le tout petit, loin du spectacle. Nicchiarelli est pourtant bien là quand il s'agit d'envoyer ; le concert à Prague est une merveille d'énergie rock, captée magiquement ; les longs dialogues avec Ari, le fils, ne cachent rien de l'incompétence de Nico dans le rôle de mère ; les rapports avec le manager amoureux (très précieux acteur, ce Gordon John Sinclair) ou avec les autres membres de son groupe sont montrés sans rien dissimuler. On voit bien d'où vient Nico, on comprend ce mélange de fascination et d'agacement qu'elle déclenchait, on a même droit à un ou deux caprices de star et un shoot dans les loges. Mais tout ça est comme anecdotique, et le film préfère regarder une femme chanter, enregistrer des sons ou rêver devant un paysage : préfère la regarder créer, finalement. Exemple flagrant de ce que le film parvient à faire : les deux derniers plans, magnifiques, qui évitent de montrer la mort de Nico mais enregistrent quelque chose du retrait, de la disparition, de l'absence déjà imprimés en elle.
Trine Dyrholm est une Nico extraordinaire, tellement juste qu'on se fout complètement qu'elle ne ressemble pas du tout à l'idole. Elle donne un côté "femme normale" à la muse rock, tout en lui conservant son mystère inaccessible. Elle joue ces scènes parfois complètement privées d'enjeu spectaculaire (un repas de pâtes qui ne dit rien d'autre que la joie soudaine de se trouver face à quelqu'un qu'on aime) avec intériorité, intensité, sans tomber dans les clichés. De temps en temps, le film est strié d'extraits de films de Jonas Mekas, mais ce petit artifice, étonnant dans un film d'une telle sobriété, n'est pas là pour "faire genre" ou pour ancrer le biopic dans son actualité ; il sert à mettre en image l'inconscient de Nico, à mettre en lumière sa relation avec son fils, et à rendre compte du chemin qui l'a menée à cette douce solitude, cette dépression sans bruit, et finalement à cette mort. Un film secret et très touchant.