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8 mai 2018

LIVRE : Le Lambeau de Philippe Lançon - 2018

9782072689079,0-4929769De l'inconvénient de se ramasser une balle de kalash dans la mâchoire. Philippe Lançon fait partie des victimes de la tuerie de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 : lui a eu la mâchoire détruite, les mains bousillées, et de longs mois de rééducation hébétée qui nous donnent aujourd'hui, toujours ça de pris, ce long livre intense et douloureux qui vous laisse assez terrifié. Ce ne sont pas trop les premiers chapitres, ceux qui décrivent la brutalité de l'attentat, la violence qui vient s'infiltrer dans le quotidien le plus banal, qui sont le plus impressionnants ; on y revérifie qu'après tout, l'expérience du traumatisme est in-partageable et ineffable, et que les survivants de ces tueries n'ont au final qu'un pâle souvenir de ce qui s'est passé, s'accrochant aux détails (ici, un portable, ou la cervelle répandue d'un des collègues), aux sensations plus qu'aux faits. Ce qui marque le plus, ce sont les 400 pages suivantes, plongée profonde au sein d'un esprit torturé, véritable objet aux mains des médecins, abandonné dans la solitude de l'incommunicable de la douleur et de la peur au sein du monde fermé et surveillé de l'hôpital. Cette vie parallèle, qui se construit à l'intérieur de la vie même et l'oublie peu à peu, est décrite avec une précision rare par Lançon, qui parvient à placer les mots juste sur cet état mi-actif mi-passif, sur la sécurité de se laisser aller aux mains expertes des spécialistes, sur ce retirement du monde, et sur le confort rassurant qui s'empare de lui dans le système hospitalier. Véritable "homme en soustraction", Lançon fait l'expérience du retirement du monde : sa présence n'y est plus, enfermé qu'il est dans sa chambre et surveillé par les flics, n'ayant de rapport avec les autres que par sa poignée d'amis et les médecins en tous genres qui viennent le torturer ; le langage n'y est plus non plus, puisqu'il est rendu muet, communiquant par une ardoise. Il est comme un moine, et sa retraite est décrite avec une acuité, une sensibilité et une intelligence constantes. Une retraite concentrée sur quelques bouquins (Proust, Kafka, La Montagne magique), sur sa douleur, sur les minuscules événements qui jalonnent son quotidien, et sur ses souvenirs, ceux de sa vie d'avant le 7 janvier.

Assez renversant de voir que le livre tient, sur 500 pages, autour de ce presque rien, de ces quelques centimètres de visage qui manquent, de ces quelques minutes qui l'ont fait basculer. Mais ça tient. Il y a bien ça et là quelques longueurs, quelques répétitions un peu maladroites (à croire que le gars ne s'est pas relu) ; le personnage n'est pas toujours aimable ou sympathique, auto-centré, très exigent avec le personnel médical, en demande constante de soins et de compagnie. Mais on le pardonne aisément devant l'immensité de cette douleur à combler, devant la peur que l'attentat a laissé en lui. Erwan Lahrer, il y a quelques mois, témoignait de façon étonnante du peu de répercussions autres que physiques qu'avait laissé en lui le massacre du Bataclan ; Lançon, lui, relate les profondes blessures que l'attentat a laissé en lui, même s'il ne sent aucune culpabilité du survivant, même s'il refuse volontairement de suivre l'actualité. Il en fait un récit hyper-concentré, dense et douloureux, et parvient à nous intéresser à un drain ou à une greffe du péroné ; simplement parce que son expérience est humaine, profondément humaine, et que dans ce petit mec abandonné dans la minuscule cellule de son cerveau-chambre d'hôpital, il y a toute la solitude et toute l'enfance des hommes. Un livre édifiant et plein de douleur.

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