Trop Belle pour toi de Bertrand Blier - 1989

« Il me fait chier votre Schubert, vous comprenez ? CHIER !!! »

Gros choc à la revoyure de ce film que j'avais vu à l'époque dans une petite indifférence polie (due à mon admiration sans nuance pour le précédent film de Blier, Tenue de Soirée : celui-ci est très différent). Pour tout dire, Trop Belle pour toi, loin d'avoir vieilli, a au contraire embelli avec le temps. Blier semblait être largement en avance sur son époque, avec son montage étrange, avec ses séquences courtes, avec sa direction d'acteurs. On est là face à un film d'une audace folle, qui fait le pont entre le cinéma de bons mots des années 60-70 et un cinéma baucoup plus contemporain, qui s'offre des façons de raconter inédites, un spectre qui irait de Lynch à Carax pour ainsi dire. Il y a les deux tendances là-dedans, et le film est aussi attachant pour son écriture littéraire à l'ancienne que pour sa forme éclatée. Moi, je dis bravo.

Dans un romantisme profond qu'il n'avait jamais encore abordé aussi frontalement, Blier raconte une histoire toute simple : un homme marié à un canon de beauté s'éprend de sa secrétaire, banale fille transparente avec laquelle il va vivre une intense histoire d'amour. Trop Belle pour toi croit en l'amour, tout simplement, à celui qui ne s'explique pas, et tire une vraie beauté dans le fait d'extirper de l'anonymat les obscures et les sans-grade que la passion délaisse d'ordinaire. Dans le rôle de la "moche" : Balasko, extraordinaire, tour à tour vulgaire, magnifique, touchante, tarte, quelconque, sublime, la fille que tout le monde connaît, que tout le monde a vue. Sciée par l'amour qui lui tombe dessus, par le fait qu'elle ait été choisie en quelque sorte, elle traverse le film hébétée par son bonheur, et tourmentée aussi par l'injustice qui la désigne comme élue face à la femme fatale. Dans le rôle de celle-ci, Carole Bouquet, effectivement belle comme du papier glacé, mais écoeurée par sa beauté, par le regard des hommes sur elle. Au milieu, l'immense Gérard Depardieu, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, qui navigue à vue entre sa magnifique femme et sa touchante maîtresse. Pour illustrer tout ça, la musique de Schubert, donc, qui habille d'élégance les tourments du coeur de ce trio de vaudeville, et enfonce un peu plus le film dans l'Emotion pure.

Chez Blier, les monologues se font à voix haute, les apartés se font face à l'autre, les pensées intimes les plus inavouables passent par l'oralité. Le film s'organise en très courtes séquences, parfois juste une phrase, une situation, parfois réaliste parfois fantasmée, dans un montage désordonné qui brouille complètement la chronologie et l'espace entre rêve et réalité. Tout est possible là-dedans, de voir subitement Bouquet changer de rôle et devenir la voisine d'à côté, de voir Depardieu s'adresser à la caméra, de faire se côtoyer les sentences les plus crues et la grande littérature, de mettre côte à côte la trivialité et la grâce. Sans jamais perdre de la grande cohérence d'ensemble (que, faute de mieux, on appellera émotion), le film est un puzzle qui mélange toutes les strates de style et de temps. Solennel et vulgaire, farcesque et élégantissime, Trop Belle pour toi est avant tout un objet formel splendide, aux cadres hyper rigoureux, à la progression dramatique très mesurée, où tout, photo, musique, costumes, personnages secondaires, contribue à rendre l'étincelle ineffable de la passion amoureuse. Il n'y a pas "d'action" à proprement parler, mais l'expression d'une intériorité ; Blier rend visible le sentiment amoureux, avec ses abandons, ses fausses pistes, ses errances et ses sublimes instants, ce n'est pas rien. Il y a encore des traces du Blier d'avant, dans les dialogues souvent crus, qui ne refusent pas la misogynie ou la vulgarité, dans les acteurs de seconds rôles aussi (Bénureau, Cluzet, Blanche en charge de la partie comédie de la chose) ; mais il y a aussi un Blier plus secret, plus sérieux, qu'on devinait parfois dans Préparez vos Mouchoirs ou Notre Histoire, un vrai romantique tourmenté par le sentiment amoureux, qui se pose de réelles questions, et le fait dans une maîtrise éblouissante. Il réalise ici sûrement son meilleur film. Gravement conquis.