LIVRE : L'Amour la Gueule ouverte (Hypothèses sur Maurice Pialat) d'Alban Lefranc - 2015

On continue notre exploration de l'oeuvre originale du gars Alban Lefranc. Cette fois, foin de l'Allemagne post-nazie et de ses icônes, l'écrivain s'intéresse au plus français des cinéastes. Mais aussi le plus controversé, le plus sulfureux, le plus torturé. Pialat est la cible de toutes les légendes, y en a même qui disent qu'il mangeait des enfants. Et c'est vrai que sa réputation n'est pas entièrement usurpée, entre bagarres avec les comédiens et dénigrement de son propre travail. Loin de la biographie, loin de l'hagiographie, loin du roman, loin de tout, Lefranc écrit une ode à Pialat, à la deuxième personne du pluriel, sorte d'adresse qui vient s'imiscer pile entre les faits et les fantasmes, parvenant à rendre compte, finalement, de la vraie profondeur du cinéaste. Des "hypothèses", oui, qui s'appuient sur une foultitude de bribes d'interviews, d'anecdotes, de détails et sur une vision qu'on imagine acérée des films du maître. Il en ressort un magma étrange, mélopée presque mystique qui mélange toutes les hantises de Pialat (le père absent, les femmes caractérielles, la peinture...), dans des styles de discours très différents : il y a des bouts d'entretiens retranscrits tels quels, des répliques de films, des prières qui convoquent la Bible, des passages triviaux, des poèmes, une sorte de pulsions de styles, d'infos, de rêves, qui dessinent ce personnage complexe. Lefranc s'intéresse plus particulièrement aux débuts de Pialat (toujours cet attrait pour les commencements, déjà en place avec Nico ou Ali), sur ses films les plus tourmentés (L'Enfance nue, Nous ne vieillirons pas ensemble, La Gueule ouverte), et interroge l'univers de Pialat, cherchant à remonter à l'origine de sa tristesse et de son génie. Encore une fois une façon unique d'aborder son sujet, attaquant par tous les angles, se méfiant de la vérité pour mieux la mettre à jour. C'est surtout, à l'instar de son modèle, un livre plein de colère et de rage, qu'on sent complètement en accord avec Pialat, envoyant paître le cinéma conventionnel de l'époque (Sautet et Lelouch en prennent pour leur grade), pour mieux dévoiler la singularité du gars. Dans son catalogue de rebelles, en tout cas, Pialat occupe une place de choix, et ce livre intime et vociférant lui rend pleinement justice. Un biographie par le style, en quelque sorte, aussi convaincante finalement que la narration chronologique des faits.