Bullitt de Peter Yates - 1968
Ah que voilà du film solide comme on n'en fait plus, du qui sent l'homme et le labeur, du fait à la main, du sans effets spéciaux, du vrai de chez pur de chez authentique. Sans rire, Bullitt n'a pas pris une ride, et reste aujourd'hui épatant de simplicité. Il faut dire qu'il est porté par l'acteur le plus habité de la Terre, Steve McQueen : le gars ne fait absolument rien pendant tout le film, son visage n'a pas une expression, il reste mutique et calme quelles que soient les situations ; et pourtant sa présence éxplose aux yeux. Une telle photogénie est la marque de quelques grands, cette impression d'un être fait de pellicule et non de sang. En fait, le film est plutôt un enregistrement de McQueen en déplacement. En voiture, en marchant, en courant, l'acteur sillonne cette histoire dans tous sens, et Yates se contente de regarder ce corps, cette démarche singulière, cette façon de se déplacer. Il a pour complice la ville, San Francisco, qui est le personnage principal de la chose. Le gars la filme comme l'aurait filmée Rohmer : on voit tous les petits coins, et chaque déplacement de Bullitt correspond à un lieu précis de la ville, de manière très réaliste. Voilà, Bullitt, c'est ça : un acteur dans une ville. Et malgré l'abstraction que ce concept suppose, le film se paye en plus le luxe d'être un polar de la meilleure eau, rendant hommage aux vieux de la vieille, Bogart, Huston, Hammett... Si ça, c'est pas un trésor...
Bullitt est donc un flic chargé de surveiller le témoin d'un procès. Très vite, sa mission foire, et de méchants assassins bousillent le malfrat. McQueen n'a que quelques heures (le film est très ramassé dans le temps) pour traquer ceux qui ont fait le coup, mission ardue d'autant que le commanditaire de la chose (Robert Vaughn, parfait de suavité froide) est prêt à lui mettre des bâtons dans les roues. L'intrigue file tout droit, réduite à quelques événements. Ce qui compte le plus, c'est le déroulement interne de chaque séquence. Yates est un lent, et filme dans la longueur et dans son entité chaque scène. Il y a le meurtre, il y a les scènes à l'hopital, il y a le final à l'aéroport, etc. Chacune des séquences a l'attention totale de Yates, je ne sais pas comment dire autrement, chacune a son identité et sa singularité. Le montage de chacune obéit à son rythme interne, et le gars sait à merveille doser les choses. Le monteur a été d'ailleurs récompensé par l'Oscar, j'aurais manifesté s'il ne l'avait pas eu. La musique de Schiffrin, suprêmement élégante, donne à chacune un cachet, urbain et doux à la fois.
Et puis il y a LA scène, la poursuite en voiture, et on a beau l'avoir déjà vue et revue, elle fait toujours son effet. Tout, du son des moteurs aux détails de la ville traversée, du moindre dérapage aux divers gros plans sur les conducteurs, est tourné vers le réalisme le plus pur. Là aussi, la science du montage, la partition hyper délicate que Franck Keller joue entre plans sur McQueen, plans d'ensemble, plans serrés, travellings, etc., est fascinante. On sent que Yates a trouvé là un ensemble parfait, tout contribuant à faire de cette scène, et de ce film dans son entier, un miraculeux équilibre de force. Le film rentre immédiatement dans la légende, sûrement parce qu'il aurait pu être tourné en 1950, en 1968, ou en 2016 : les personnages n'auraient rien perdu de leur force. Bref, on l'aura compris, voilà une bien grande oeuvre, réalisée par un cinéaste qui, à ma connaissance, n'a jamais retrouvé ce mojo-là par la suite.