LIVRE : Le Motel du Voyeur (The Voyeur's Motel) de Gay Talese - 2016

Gay Talese croyait avoir affaire à un mec un peu tordu, et le voilà devant un bouquin de sociologie assez passionnant. Tout part d'une lettre reçue dans les années 80 : son auteur, gérant de motel, a passé 20 ans à mater les couples qui venaient dans son établissement à travers de fausses sorties d'aération. Il en a tiré des centaines de pages de notes sur la sexualité de ses contemporains, et également en creux un autoportrait assez trouble en voyeur impénitent et assumé. 16 ans plus tard, Talese met de l'ordre dans ces notes, et retranscrit avec dynamisme et curiosité les observations de cet étrange personnage, qui a passé des heures et des heures à regarder les autres baiser. Couples à la sexualité saine et libérée, lesbiennes épanouies, trios qui s'éclatent, mais aussi tristes scènes de domination ou d'impuissance, crades épisodes sans amour, échecs sentimentaux, Foos a tout observé depuis son poste, et tout noté façon entomologiste. Ce qui en ressort est un plan en coupe des diverses façons de baiser aux Etats-Unis dans les années 70. Le livre est un joyeux manifeste pour les amours libérées, et enregistre avec intérêt les mutations du désir féminin, par exemple, ou les nouveautés en matière de masturbation ou de sexe à plusieurs. Le livre est avant tout ça, une observation "par-dessus l'épaule" de la triste ou gaie humanité dans son plus simple appareil. Et il est vrai que c'est aussi parfois violent, tristement plat ou carrément malsain, et que la sexualité, plus que jamais, y apparaît comme émancipatrice tout autant que problématique.

Mais ce qui est aussi intéressant là-dedans, c'est le portrait que Talese dresse de Foos, un portrait à la fois admiratif, amusé et un peu effrayé. L'absence totale de scrupules de la part du voyeur est étonnante, et Foos va même jusqu'à en rajouter un peu. Il décrit par exemple un meurtre qu'il a observé, mais ça a tout l'air d'être un pur fantasme. Talese relève toutes les ambiguités du personnage, toute la fin du livre est assez troublante, et finalement il y a un livre dans le livre : ce que voit le voyeur, et ce qu'est le voyeur. En creux, on lit aussi un essai assez subtil sur le rôle de l'écrivain-journaliste, et Talese ne manque pas de relever le côté sulfureux de son travail, consistant à révéler ce que voit un être légèrement tordu, vicieux et obsédé. Bref, un bouquin assez fascinant, écrit avec précision et humour, et qui en dit sûrement plus long qu'il n'y paraît sur son sujet... et son auteur.