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Shangols
REALISATEURS
GODARD Jean-Luc 1 2
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
9 juin 2016

SERIE : Making a Murderer de Laura Ricciardi et Moira Demos - 2015

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On peut dire que Ricciardi et Demos sont tombées sur le bon filon quand elles ont décidé de faire de l'histoire de Steven Avery le sujet d'une série télé : elles ne pensaient sûrement pas au départ dénicher un scénario aussi emblématique des rouages de la justice américaine et plonger dans une intrigue aussi fascinante, complexe et renversante. Au final, on se retrouve devant 10 heures de métrage parfaitement incroyables, qui auraient paru too much dans une oeuvre de fiction ; c'est pourtant bien un documentaire, et c'est incroyable de voir comment la destinée, les amis, peut fabriquer des intrigues beaucoup plus tendues que celles du meilleur scénariste hollywoodien.

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Au départ, déjà, du petit lait : Avery, américain moyen, red-neck de la campagne profonde (le comté de Manitowoc), propriétaire de casse pas fute fute, sort de prison après 18 ans de peine ; il vient d'être innocenté du viol dont on l'accusait, grâce aux progrès des prélèvements ADN. Le gars se retourne logiquement contre l'Etat, demande des millions de dédommagement pour les années perdues. Mais voilà-t'y pas que, quelques mois seulement après sa libération, est retrouvé chez lui, enterré derrière sa caravane, le cadavre d'une jeune photographe, supplicié, démembré, éparpillé façon puzzle aux quatre coins de la casse. La profusion d'indices (traces de sang, clés de la victime retrouvée chez Avery, témoignages visuels, etc) ne laisse aucune place aux doutes quant à la culpabilité du bougre, surtout quand son neveu ajoute son témoignage de complicité à la chose. Mais peu à peu, le travail des avocats soulève des questions : et si Avery était pris dans une machination montée par la police afin d'éviter de lui payer sa dette ? et si tous ces indices "trop évidents" avaient été mis en scène par la poignée d'enquêteurs ? et si Avery était le coupable idéal pour calmer la famille des victimes, redorer le blason de la police et se débarrasser d'un gars un peu trop médiatisé ? et si le neveu, débile léger, avait été manipulé par les inspecteurs pour lui faire dire exactement ce qu'on voulait lui faire dire ? Les trous  béants laissés par l'enquête de la police, les contradictions, les illogismes, éclosent peu à peu sous nos yeux ébahis, et les deux réalisatrices, patiemment, retournent peu à peu toutes nos convictions. La première moitié de la série retrace tous les épisodes rocambolesques de l'enquête, et la deuxième montre l'intégralité du procès d'Avery : on en ressort lessivé, plein de doute, révolté et éclairé sur la nature de la justice américaine.

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La série est déjà passionnante dans les faits : cette histoire regorge de coups de théâtre, de fausses pistes, de petits évènements qui vous font exploser d'indignation ou de surprise dans votre canapé. Ricciardi et Demos gèrent très bien les cliffhangers, distillent à petites doses le doute à l'intérieur de nos têtes, et nous font suivre avec précision et exhaustivité tous les détails de l'affaire. On regarde fasciné les interrogatoires atterrants de la police convaincue d'avoir trouvé son coupable, on écoute les conversations d'Avery avec sa famille au téléphone, on scrute les photos des lieux du crime pour faire sa propre enquête, c'est passionnant. Les réalisatrices, certes, sont loin d'être objectives : elles sont clairement dans la théorie du complot policier, restant du seul côté de la défense, pointant avec indignation les carences de l'enquête, chargeant leur film par un habillage parfois un peu putassier (musique, innombrables plans sur la casse déserte sous la neige, appuis sur les visages des proches d'Avery) ; on se dit parfois qu'un contre-champ aurait été utile, le point de vue du procureur, le témoignage des inspecteurs. Mais les faits sont là, de toute façon : il y a un doute sévère sur la culpabilité d'Avery, et mieux vaut laisser un coupable en liberté qu'enfermer un innocent. La mise en scène du documentaire se fait vite oublier face aux mille rebondissements de l'intrigue, et on pardonne sans problème la subjectivité des réalisatrices (d'autant que les personnages des avocats de la défense sont charismatiques comme des héros américains à la Redford).

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Ce qui est le plus intéressant de toute façon dans Making a Murderer, au-delà de la culpabilité ou non de son protagoniste, c'est de regarder la justice à l'oeuvre, et de la voir en tant que machine à broyer. Dès le départ, la famille Avery a tout de la victime sacrificielle de la justice : illettrée, simplette, dépassée par les évènements, elle se heurte à la rigidité et à la complexité de l'establishment judiciaire, aux protocoles incompréhensibles, aux questions retorses et subtiles. Le film montre merveilleusement comment Avery (et son neveu) ont perdu d'avance leur procès, parce qu'ils ne le comprennent pas. C'est à une lutte des classes qu'on assiste tout au long de ce docu, à une opposition entre deux Amériques, l'une profonde et inculte, l'autre savante et sans pitié. Très beaux plans notamment sur les parents d'Avery, qu'on voit vieillir et se casser physiquement au fur et à mesure des années de douleur, à travers lesquels on sent que cette affaire broie non seulement les accusés mais tout ce qui les entoure, famille, amis, amoureuses, etc. Il y a une grande mélancolie dans cette série, en ce qu'elle montre que le destin, une fois qu'on a mis le doigt dans son engrenage, vous entraîne sans aucun espoir de rémission. Elles-mêmes fascinées par le lièvre qu'elles ont levé, Ricciardi et Demos attrapent ces images avec une grande force, les montent avec dynamisme et empathie, et nous offrent un long film douloureux et tourmenté sur les limites du système judiciaire.

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