Une Histoire immortelle (1968) d'Orson Welles
Le gars Welles a toujours été attiré par les liens sulfureux entre réalité et fiction. Il trouve dans cette adaptation d'une œuvre de Karen Blixen matière à réflexion. Un vieil homme (Welles, le teint terreux), habitant une vaste demeure à Macao, a un pied trois-quarts dans la tombe. Fatigué d'écouter son comptable lui lire ses anciens livres de compte, cet ancien marchand sur la pente aimerait se voir conter d'autres types d'histoires. Sa seule véritable référence est le récit d'un marin qui, lors d'une escale, a loué ses services (...) à un homme riche pour cinq guinées. Ce récit, d'après son comptable, constitue une légende maritime que l'on se raconte de port en port... Welles décide alors, comme un ultime caprice, de charger son comptable de "mettre en scène" la fameuse histoire. Il lui suffit pour cela de trouver un marin auquel il demandera de coucher avec une jeune femme. La jeune femme que "recrute" le comptable n'est autre que Jeanne Moreau dont le propre père a été ruiné par Welles... Une histoire qui risque bien de finir de façon funeste pour celui qui tire les ficelles...
Comme il s'agit d'une des toutes dernières œuvres de fiction de Welles, on sent venir de loin les trois mille mises en abyme possibles. Liens poreux et dangereux entre fiction et réalité, arrogance du "metteur en scène" qui, pour quelques piécettes, dirige le destin des autres (acteurs ou pas) ou qui se plaît à se retrouver au premier rang des spectateurs voyeurs... Si l'on ne peut être que déçu par l'ultra simplicité des décors (ça sent la téloche... ah ben oui, c'est pour l'ORTF) et la sobriété de la mise en scène (on traque quand même les petits jeux avec la profondeur de champ ou l'efficacité de certains champs / contre-champs (mais c'est bien parce que c'est Welles...)), on en a pour notre argent au niveau de la réflexion (les séquences avec des miroirs sont cadeaux). Notre jeune couple (un marin blond comme les blés et une Moreau toute fière d'annoncer ses 17 ans - elle en a quarante, la bougresse) se prête presque malgré eux au petit jeu de cet ogre mourant, sans être vraiment dupe des circonstances : s'ils se plaisent, ils n'oublient pas, surtout elle, qu'ils ne sont « dans l’histoire » que des marionnettes... L'érotisme côtoie une évidente froideur lors de leur "face à face" in bed... Plus intéressant à creuser est le fait que cette histoire, cette légende, ce conte, dès lors qu'elle se déroule "en vrai", qu'elle est jouée, perd de son charme... Elle avait jusqu'alors une certaine aura (les marins aimaient à raconter ce récit aux voyageurs) : elle semble, à mesure qu’elle « se réalise », se déroule, se vider de sa substance, de son intérêt, de son essence - le metteur en scène n'y survivra pas (c’était fatal), comme si toute la magie de ce récit (qui le tenait jusqu'alors encore en vie) s'était évaporée. En réalisant son ultime caprice, son fantasme, notre homme semble ne plus avoir de raisons de vivre... Lorsque l'on fait le métier de cinéaste, cette œuvre à tiroirs - ou plutôt à double fond - prend forcément des allures de testament. Du coup, à défaut d'y retrouver à chaque plan le génie et l'audace de la mise en scène de son créateur, on sourit devant les diverses et multiples interprétations que l'on pourrait prêter à la chose. Un téléfilm d'une heure qui sent le sapin. Les gens / légende de Macao.