Anomalisa (2016) de Charlie Kaufman & Duke Johnson
Il est rare d'assister à un cunnilingus dans un film d'animation. Qu'est-ce que je voulais dire sinon ? Ah oui, sept ans après le totalement déjanté Synecdoche, New York (remember la théorie du gars Bastien sur le gars qui pisse vert : tout un programme), Kaufman nous revient avec cette petite chose fragile mais tout aussi vertigineuse : le personnage principal, atteint apparemment du syndrome de Fregoli (du nom de l'hôtel dans lequel il passe une nuit... du nom de l'acteur au mille visages avant Lon Chaney... du nom du syndrome (vous êtes un peu lourd ce matin, faut tout vous expliquer) qui fait que l'on confonde toute personne que l'on rencontre - je dis ça, je dis rien), va semble-t-il, l'espace d'une nuit ou d'un instant pour être poétique, remettre en cause son existence affreusement banale (mariée, avec un gamin pour lequel les claques ont été inventées à la base). Il vient à Cincinnati pour faire une conférence (il est l'auteur d'un bestseller, un ouvrage à la con pour venir en aide à son prochain) ; out of the blue, il reprend contact avec Bella, une ancienne liaison datant d'il y a plus de dix ans - dès qu'il l'appelle, il semble déçue : elle n'a plus la même voix qu'avant (on se rend compte peu à peu que tous les gens qu'il rencontre se ressemblent étrangement et ont tous la même voix) ; ils se revoient mais ces retrouvailles tournent vite au fiasco... Heureusement, notre homme, triste comme un fruit trop mûr, va faire la rencontre de deux jeunes femmes fans de son ouvrage : parmi elle il y a Lisa qui n'a pas la même voix, ni la même faciès que les autres. Après des préliminaires qui durent des plombes, ils font l'amour pendant trois minutes (classique, hein) : une folle nuit amoureuse (... après, chacun à ses références) dans cet endroit plus tristos que Lost in Translation... Il pense avoir rencontré the pearl, celle pour laquelle il serait prêt à tout quitter... sauf que dès le petit dèj, elle commence à avoir la même voix que les autres, fait taper sa fourchette contre ses dents (ça exaspère), parle la bouche pleine, bref rien de bien folichon... Vous ne voulez pas que je vous raconte la fin non plus ? On y est presque cela dit...
Oui, ces petits personnages animés qui se révèlent par ailleurs des robots (tu perds facilement la face quand tu te cognes contre un mur) ont quelque chose d'affreusement humains comme le soulignait l'affiche. On est à la fois dans l'ultra minimalisme (le check-in dans l'hôtel dure trois heures, les marionnettes se déplacent plus lentement que les Mystics dans Dark Crystal (pas encore sur ce blog le film de Jim Henson ? Une honte, une honte)) et dans l'Essentiel, avec un grand E, l’essence même : la banalité de la vie, des rencontres, de l'amour, ce syndrome de Fregoli ayant ceci d'effrayant : est-ce vraiment un syndrome ? Les répliques des gens sont si prévisibles (sauf celles du gérant de l'hôtel (au bureau extraordinaire) au cours de ce rêve qui se transforme rapidement en véritable cauchemar à la Brazil) qu'on se demande finalement s'il l'on ne vit pas déjà dans ce monde aussi normalisé qu'une chambre d'hôtel... Notre héros, lors de sa conférence, finit par péter un plomb (la petite parenthèse politique) avant de revenir gentiment dans les rails, l'"anomalisa" (anomalie-Lisa, get the joke ?) ayant apparemment vite rejoint les rangs des "normalisa"... il retrouve ainsi sa bonne petite vie de merde. Que reste-t-il de ce « voyage » ? Etait-ce une petite parenthèse de bonheur pur ou un épisode terriblement pathétique faisant ressortir encore plus le vide de son existence ? Minimalisme, métaphysique, Kaufman jongle encore avec tact et pudeur entre ces deux gouffres avec ce film aussi feutré, sur la forme, qu'une moquette d'hôtel quatre étoiles. Malin, malicieux même (l'épisode dans le sex-shop, parfait, la reprise de la chanson de Cindy Lauper, pas mieux) mais un peu pépère. (Shang - 24/01/16)
Pas courant de voir un film de marionnettes pour adultes, c'est vrai, surtout d'une belle intelligence comme ici, et sur ce rythme vraiment inédit pour le genre. Ce film transforme un concept de SF en histoire d'amour minimaliste, en portrait d'une dépression, en banale virée à Miami. Mon gars Shang (plus connu sous le nom de The Spoiler Man, l'enfoiré ayant raconté tout le film) l'a dit, et je m'en fais l'écho : voilà un film très original et finalement assez profond sur cet état dépressif qu'on peut atteindre à la cinquantaine, et qui fait qu'on revoit toute sa vie comme un tableau terne, qu'on cherche à renouer avec son passé, et qu'on trouve finalement que tout le monde se ressemble dans ce monde de merde. Syndrome qui frappe de plein fouet notre star des librairies qui a pondu un bouquin de coaching : sa conception du monde, avec tous ces clients qui sont les mêmes, se vrille et il finit par imaginer que tous les gens qu'il croise sont identiques. Kaufman et Johnson racontent ça avec finesse, prenant leur temps (c'est le moins qu'on puisse dire) pour développer le profond spleen du héros : son univers est devenu prévisible et sans surprise, la mondilisation des esprits a fait son job, c'est la gabegie. Même quand il pense avoir trouvé le dernier des Mohicans avec cette Lisa, femme tout à fait "normale", c'est pour vite retomber dans ses impressions morbides. Le fond intéressant est appuyé par une forme vraiment belle. Si on peut trouver que les proportions des personnages sont un peu étranges, on apprécie les atmosphères lissées de cet hôtel feutré et hygiéniste, et la mise en scène très ample des deux cinéastes dans ce contexte : quelques très beaux et très longs plans notamment lors de l'arrivée du héros dans sa chambre, la subtilité du découpage lors de la scène d'amour, l'humour désincarné, la véracité des expressions de visages, le cauchemar de cette scène brazilesque, tout est très bien pensé et techniquement brillant. Une bien belle chose, sensible et très personnelle. (Gols - 03/05/20)