Queen of Earth (2015) d'Alex Ross Perry
Après une comédie remarquée (le sympathique Listen up Philip), le gars Perry voulut enchaîner, à la Woody à la fin des seventies (Annie Hall puis Intérieurs), sur un drame "bergmanien". Sujet casse-gueule s'il en faut, d'autant qu'on imaginait mal l'univers du gars Perry sans ressort comique. C'est l'infatigable Elisabeth Moss qui se colle au rôle pas drôle : à la suite de la perte de son père (un artiste dont elle manageait la carrière) et la rupture avec son boyfriend, la blanche Catherine décide de se mettre au vert chez sa grande amie Virginia (Katherine Waterston, toute en émotion retenue comme on dit dans les magazines). Une bonne période de recul pour reprendre des forces, reprendre confiance en la vie, se reconstruire ? Tu parles, Charles, on assistera plutôt à une "déconstruction de l'intérieur", à un face-à-face plus tendu qu'un slip de CRS parisien : une véritable guerre "sous le sceau de l'amitié". Glaçant.
Alors oui, c'est vrai, je vous interromps tout de suite, c'est bavard. Bavard, certes, mais remarquablement bien écrit (Perry donne l'impression d'avoir trois fois plus de vocabulaire que le scénariste américain moyen - ce n'est pas qu'une impression) et magnifiquement interprété (Elisabeth Moss puise dans les tréfonds de ses ressources en nous livrant une prestation dont eût été fière Gena Rowlands - THE comédienne, Gena, de la fêlure, de la brisure). Moss campe une gazelle a priori guère sympathique, qui s'écoute beaucoup parler, au bord de la crise de nerfs (le genre de personnage, transposé dans le cinéma français d'auteur, qui me fatigue rapidement). Et elle fatigue en effet, de par ses maniérismes, de par sa volonté de garder ses distances… même si l'on sent en elle une réelle blessure qui n'est en rien simulée, factice ; alors qu'elle pensait, sous l'aile de sa meilleure amie, pouvoir reconstruire son petit nid affectif, elle va un brin déchantée : son amie Virginia flirte avec l'un de ses voisins (qui titille diaboliquement notre Catherine) et l'on a l'impression que, sans ses pare-feu masculins absents, tout le petit monde de Catherine s'écroule... Quand je dis s'écroule c'est que cette confrontation entre les deux "amies" tourne méchamment au vinaigre (ce magnifique plan-séquence où la caméra va d'un visage à l'autre, au plus près, où chacune des deux jeunes femmes raconte leur vie et ne donne jamais vraiment l'impression de s'écouter, de faire montre d'empathie) pour ne pas dire à la confrontation directe. Catherine, touchée par les "absences" de son amie et les coups de boutoir de son boyfriend, va progressivement sombrer et Perry de nous livrer une scène résolument polanskienne entre vision cauchemardesque et terreur bien réelle (extraordinaire travail du chef-opérateur qui trouve toujours l'angle parfait pour nous faire ressentir les vertiges de Catherine). Une petite semaine entre amies éreintante psychologiquement : Catherine, qui voit l'un de ses derniers piliers s'effondrait (après l'amour d'un père et celui d'un compagnon, l'amitié) se retrouve littéralement "mise à nue" psychologiquement et s'effondre... Perry donne sur le fil une petite clé à ce véritable règlement de compte à OK Campagne (la vengeance est un plat qui se mange froid) et on ne saurait dire au final laquelle des deux en ressort la plus meurtrie (le portrait de Virginia en vampire dessinée par Catherine laisse celle-là pantois pour ne pas dire pantelante : laquelle est la plus diabolique ? trois petits points de suspension). Ce que l'on sait, par exemple, c'est que l'on vient d'assister à un drame psychologique d'une intensité rare et d'une parfaite tenue formelle (acteurs, photo, musique, scénar...). Perry réalise une oeuvre "sous influence" et signe un film utra personnel de haute volée. King of indie.