Joyeux Garçons (Весëлые ребята) de Grigori Aleksandrov - 1934
La première comédie musicale soviétique, les enfants, tout simplement, ça marque des points. J'avais été emballé par Le Printemps du même Aleksandrov, je me suis donc jeté avec confiance sur ce film que, visiblement, tous les Russes connaissent par coeur, au point d'avoir fait de Leonid Outiossov, son interprète principal, une star. Et dès les premières minutes, je me suis félicité de mon choix : le film s'ouvre sur un plan-séquence magnifique, bricolé au scotch double face mais touchant justement à cause de ça, où un musicien à pipeau traverse un kolkhoze fantasmé de long en large en chantant une ânerie propagandiste. C'est lumineux à mort, ça projette de la pure joie, l'esprit de la comédie musicale est dans ce premier plan tout entier, et en plus, techniquement, c'est bluffant, 8000 figurants dirigés au millimètre, 500 idées rigolotes par plan, des animaux dans tous les sens, des changements de cadres incessants... On se dit qu'on est tombés là sur un trésor et on se frotte les mains.
La suite nous donnera raison, malgré, il est vrai, une volonté de légèreté qui confine au superficiel. Inutile de chercher là-dedans des discours anti-totalitaires larvés, même si on s'en prend parfois aux bourgeois, même si on peut interpréter quelques répliques au deuxième degré si on veut. Aleksandrov filme une comédie légère, point, et le fait est qu'il y excelle. Construit en deux parties, le film raconte d'abord un quiproquo qui fait qu'on prend un brave musicien du kolkhoze pour un grand chef d'orchestre célèbre. Notre gars va donc être invité chez la Haute, pour un concert pour dames énamourées, et emmènera avec lui tous ses animaux, boeufs, poulets, porcs, etc. Il s'ensuivra une sorte de délire de désordre façon The Party, Aleksandrov jubilant de toute évidence à casser tout ce qui peut l'être. Et je t'attache une grosse vache à la ceinture d'un bourgeois et je te la fais s'emballer ; et je te fais dormir un petit cochon dans un plat en argent ; et je te fais coucher une mule dans un lit à baldaquin ; et je t'envoie un taureau au milieu de la vaisselle en porcelaine... Au milieu de tout ça, Outiossov, vrai mix entre Harpo Marx et Stan Laurel, est parfait en simplet hilare. La campagne fait irruption avec fracas chez les aristos, le peuple chez les nantis, oui c'est de la propagande pure, mais le fait est qu'on se marre bien, malgré le peu de moyens, les effets spéciaux à l'arrache et le traînage en longueur de temps en temps. Au terme de ce premier jeu de massacre, l'amour pointe son nez sous la forme de la frimousse craquante de Lioubov Orlova, domestique au coeur pur.
Petite transition sous forme d'un magnifique jeu d'ombre sur une campagne idyllique, et sur des petites animations à la con pour symboliser le temps qui passe ; et la seconde partie débute, presque déconnectée de la première. Notre musicien est monté à la ville et a été engagé dans un groupe de jazz. La partie musicale peut se déployer, et là aussi, énorme festival visuel. On passe des coulisses à la scène, de la scène aux loges, et des loges à la rue, avec une maestria totale, Aleksandrov étant décidément génial quand il s'agit d'amplifier un mouvement de caméra, de jouer avec les profondeur de champs, etc. Quelques séquences géniales ponctuent cette partie, comme ce gars qui mime à sa belle les tourments de sa passion sans se rendre compte qu'il est en train de diriger un orchestre au grand complet ; ou comme, encore une fois, ce jeu de massacre géant : tout le groupe de musiciens se frite à propos d'une subtilité d'interprétation, et on a droit à 10 minutes de destruction massive du décor totalement ahurissantes. Et puis, il y a cette idée subversive finale : les musiciens, privés de salle de répète, sont contraints de répéter dans la rue... en suivant un enterrement sous la pluie, et on est effaré par le jusqu'au-boutisme des gags du film, qui ne se refusent rien. Un excellent moment, quoi, encore une fois, et la découverte progressive pour moi d'un grand cinéaste formel et populaire.