Winter Sleep (Kış Uykusu) de Nuri Bilge Ceylan - 2014
Un travail hyper-professionnel, quasi-sans défaut nous arrive de notre cher Bilge Ceylan. Vous allez me trouver pointilleux, mais c'est peut-être un peu ça qui énerve dans ce film : que tout y soit brossé en esthète, que tout y soit irréprochablement impeccable. Parce que très vite, cette application à chaque détail finit par ressembler à du pur académisme, et que le film finit par devenir légèrement ringard. J'aurais adoré ce film dans les années 80 (j'avais pas l'âge, mais vous voyez ce que je veux dire) ; mais on dirait qu'il sort avec 30 ans de retard. Que ce film ait pu glaner la Palme d'Or en 2014 est assez sidérant, tant il met son point d'honneur à éviter toute modernité, à cultiver un classicisme un peu suranné.
On se croirait la plupart du temps dans un de ces Bergman bavards de fin de carrière. Aydin, comédien à la retraite, s'est isolé dans son petit hôtel d'Anatolie, perdu au milieu de rien, avec sa soeur difficile à vivre et sa femme trop jeune pour lui. Mais quand le film commence, les ennuis rôdent : un locataire mauvais payeur, une soeur qui d'admirative des oeuvres du gars (il écrit des pamphlets dans le canard local) devient critique et humiliante, une femme qui s'ennuie, un instite qui serre cette dernière d'un peu trop près, et notre héros se retrouve face au vide que constitue son existence. Il va, en quelques jours, tacher de briser les chaînes qui l'emprisonnent, faire le bilan de sa vie, et tenter de trouver la quiétude au milieu de ce chaos silencieux. La majeure partie des trois heures est constituée de très longs dialogues, tendus comme des arcs, à la violence d'autant plus terrible qu'elle est contenue dans les mots uniquement, dans un semblant d'érudition et d'ironie ravageur. Du Bergman en plein, donc, très précisément écrit, joué à la perfection, monté au taquet, où les simples champs/contre-champs, troublés par des changements d'axe de regard assez bluffants, servent de scènes d'action. Les deux séquences centrales (un dialogue terrible avec la soeur, puis un autre tout aussi affreux avec l'épouse) sont superbement maîtrisées, et on voit toute la finesse de Ceylan à travers elles. Adaptés de nouvelles de Tchekhov, ces dialogues sont d'une belle finesse, et filmés avec beaucoup de tact. Même si certaines scènes sont un peu trop "russes", justement pour coller à l'univers mis en place : les rapports de l'épouse avec le locataire, dans cette partie presque dostoievskienne de restitution d'argent, ne sont pas crédibles, excessifs et anachroniques.
Bon, mais de toute façon, techniquement, on est pas loin de la perfection. Direction d'acteurs, décors, musique (aaaah Schubert !), photo (cette couleur incroyable pour mythifier les décors naturels), costumes, tout est confié au meilleur professionnel possible, et on en prend plein les mirettes... au point de se croire parfois dans une page centrale de Géo. Ceylan aime que ça soit "beau", et vous montre dans la longueur ici un somptueux cheval blanc entravé par un cow-boy dans une rivière, là un village troglodyte pris dans la neige, ici encore de grandes steppes couvertes de neige. Et c'est beau, je ne dis pas. Le malheur est que tout ce monde extérieur, aussi esthétique soit-il, n'est là que pour amener une symbolique lourdaude : le cheval est une allégorie pas fine de l'emprisonnement de notre héros, le village de ce passé qui l'enferme dans la nostalgie et le regret, la neige de cet endormissement qui le guette. Le personnage est pourtant beaucoup plus complexe et riche que ça : à la fois loser et sage, plein de ses souvenirs de sa gloire passée d'acteur (Shakespeare est partout là-dedans) mais aussi ancré dans le monde qui l'entoure, lâche quand il s'agit d'affronter la vraie violence et en même temps mesuré et intelligent... Ceylan écrit un personnage profond, mais ne sait le définir que par des images à gros sabots. C'est à l'image de tout le film : c'est profond et complexe dans le fond, un peu simpliste dans la forme. Allez, pour finir, reconnaissons qu'on passe quand même ces quelques trois heures de dialogues et de complexité sans aucun ennui, et que les images qui restent sont bien jolies. Excellente Palme d'Or 1984. (Gols - 02/09/14)
Oui, j'avoue avoir été moins bluffé à la vision de cette oeuvre ceylanienne palmée que lors de la découverte du splendide et apaisant Les Climats ou du labyrinthique et passionnant Il était une fois en Anatolie. Bergmanien, pour ne pas dire bergmanesque, j'acquiesce et opine du chef : c'est bavard comme une discussion de comptoir des grands soirs, assassin et violent dans les propos comme si l'alcool mauvais prenait l'ascendant sur la raison. C'est d'ailleurs à ce niveau-là que j'ai trouvé le film le plus intéressant et un brin plus attachant que l'ami Gols : ce qui m'a surtout touché, dit-il en fronçant des sourcils, c'est la prise de conscience de cet homme "de paroles", "littéraire" en un sens, de ne plus être à même de se faire entendre, de se faire comprendre des siens. A force de rester sur son nuage, cet homme indéniablement imbu de sa position et de son passé à succès, se prend soudainement en pleine face le dédain de ses proches. Plus il parle, plus il tente de faire la leçon et moins notre homme se révèle persuasif. A force d'être resté dans sa tour d'ivoire, notre héros est aussi habile qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine pour communiquer avec son entourage. C'est à la fois affreusement pathétique, désolant et émouvant ; alors qu'il pensait avoir l'emprise - aussi bien au niveau intellectuel que financier - sur sa femme ou sur sa soeur, notre homme, quand il doit leur faire face, s'enfonce dans les sables mouvants de ses propres mots. Plus il parle, moins on l'écoute, plus il se fait démonstratif, moins on le croit - plus il pensait être aimé, respecté, plus il réalise qu'on le hait. C'est sûrement là la plus grande réussite de Ceylan que de nous plonger dans les tréfonds du doute de cet homme auquel tout échappe - et je dis ça, je dis rien. Oui, ce n'est pas l'oeuvre la plus novatrice ou avant-gardiste du siècle (je suis d'accord sur l'essentiel sur l'analyse du doux ami Gols) mais cela reste une véritable démonstration psychologisante de haut vol dans un écrin formel somptueux. C'est tout de même hautement respectable dans une ère cinématographique où la qualité des dialogues se fait de plus en plus pauvre. (Shang - 15/08/15)
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