Le Banni des Iles (Outcast of the Islands) (1951) de Carol Reed
Reed adapte Conrad et le moins qu'on puisse dire c'est que le film, magnifié par le noir et blanc de John Wilcox (dont il s'agit du premier film), le regard noir de la plantureuse Kerima (pareil) et les décors naturels du Sri Lanka, tient une bonne partie de ses promesses. Peter Willems (Trevor Howard) n'est pas ce qu'on peut, à proprement parler, appeler un homme de confiance malgré le soutien inconditionnel du Capitaine Lingard (Ralph Richardson, hiératique et digne)… Willems ne va pas se révéler d'une grande aide auprès de l'exilé Almayer (Robert Morley) dans ce comptoir perdu où il se doit de saisir sa dernière chance et ne va pas tarder à se noyer dans le regard de l'indigène Kerima. Il est des femmes qui vous servent de pilier, d'autres qui vous perdent. Mais les femmes peuvent-elles être véritablement accusées de la chute d'un homme quand celui-ci, par simple faiblesse de caractère, était destiné à se perdre ?...
Jamais évident de voir des personnages de roman (mythique) prendre corps, et il est vrai qu'on est au départ un peu déçu du "manque de relief" de ce trio masculin (une barbe blanche, un gros plein de soupe, un homme au regard perdu). Heureusement, peu à peu, grâce à la magie de ce village local, à la beauté absolue de ce noir et blanc et à la fluidité du montage de Reed, on va prendre plaisir à se laisser charmer, à se perdre, tout comme le personnage principal, dans ce film du bout du monde. Reed réussit à montrer parfaitement l'obsession de Willems pour cette femme, celui-ci se mettant à la guetter vingt-quatre heures sur 24, sept jours sur sept. Notre homme est lui-même observé et suivi constamment par un gamin en pirogue et s'il tend à vouloir s'en débarrasser, c'est sûrement pour se voiler la face sur son propre comportement : Willems devient l'esclave de cette silhouette et n'ose se l'avouer. Il aura d'ailleurs un geste de recul lorsque la femme finira par se jeter dans ses bras, comme un ultime sursaut de lucidité (quel peut bien être leur avenir en tant que couple, qu'ont-ils en commun ?) avant de mieux plonger. C'est une passion, oui, purement sensuelle, purement sexuelle. Willems pourrait tirer une force de cet amour aveugle : il le fera, dans un premier temps ; ainsi il n'hésitera pas à trahir Lingard pour tenter de prendre le contrôle de ce comptoir… mais l'homme ne semble pas avoir le courage d'aller jusqu'au bout de ses ambitions. Il s'enfoncera alors au cœur des ténèbres jusqu'à flirter avec le pathétisme...
Reed réussit certaines scènes résolument fortes : les retrouvailles entre Kerima et Willems dans un demi-jour magnifique, le saucissonnage d'Almayer qui va devenir le jouet des autochtones, le final sous une pluie battante qui va définitivement noyer les espoirs de grandeur d'un Willems sans envergure. Comme Reed parvient également à joliment insérer les personnages et la vie de ce village dans son film, ce dernier possède un indéniable charme... Bon, on pourrait pinailler, comme on dit dans l'Allier, en reconnaissant que la Kerima muette de bout en bout fait parfois un peu potiche ou en regrettant le jeu un peu stoïque du trio masculin (ça sent un peu trop le studio parfois et pas assez la sueur si je peux me permettre) mais l'ensemble constitue tout de même une bien belle aventure cinématographique à mettre au crédit de l’ami Reed.