Nymphomaniac de Lars von Trier - 2014
Volume 1 : C'est assez amusant de voir comment chaque nouveau film de Von trier déclenche son lot de dédain ou de sarcasme des critiques, ainsi que son nombre de fauteuils claqués dans les salles de cinéma... et de voir qu'à chaque fois, il pousse un peu plus loin le curseur de son audace, continuant vaille que vaille à creuser son sillon sans se soucier de personne. Nymphomaniac est comme ça : puissamment insolent, en-dehors de toute référence, acceptant le mauvais goût comme le sordide, le moralisme chrétien comme le libidineux. C'est à prendre ou à laisser, et je dois dire qu'une nouvelle fois, je prends méchamment.
Lars allait déjà très loin dans l'introspection avec le splendide Antichrist : il va cette fois fouiller dans les tréfonds de sa déprime, qui s'apparente désormais à des pulsions morbido-sexuello-suicidairo-sulpiciennes qu'il nous fait partager façon esthète. Ce qu'on trouve au fond du désespoir vontrierien est un magma d'impressions, de savoirs et d'obsessions, mêlant les fugues de Bach à la fellation, la pêche à la ligne à la mort du père, l'antisionisme à l'impuissance, la violence au grotesque. Il décide de mettre tout ça à l'écran mais contrairement à un Lynch, par exemple, qui aurait donné à ça l'étoffe des rêves, lui construit une farce quasi-scientifique, froide comme la mort, dérangeante comme rarement. Autour d'une nymphomane subtilement bicéphale (Charlotte Gainsbourg en charge du récit, Stacy Martin en charge du corps), Von Trier ne parle que de lui, de cette terreur qui l'habite face à la création, de cette tendance à la grosse provocation potache tout autant qu'à l'érudition la plus pointue (ici, quand on fait un créneau, on a droit au schéma scientifique qui le permet), et surtout de ces cauchemars glauques ou burlesques qui habitent son univers. Rammstein ou Bach, la sodomie ou l'orgue sacrée, la théorie des chiffres ou la philosophie romantique de la recherche d'un seul amour à travers la multiplicité d'expériences, tout a sa place là-dedans, quitte à déborder, à dégoûter ou à repousser.
Et c'est impressionnant. Parce que la science du montage est parfaite : la première séquence est travaillée au millimètre, avec ce long écran noir kubrickien, ce bout de corps sous la neige, ce long silence apaisé avant que la musique hardoss se mette à brailler et que la caméra se mette à prendre vie. Parce que, aussi, le film vous fait passer par des tas d'ambiances, d'impressions, d'idées, et que c'est très éprouvant. On peut avoir droit à une séquence très drôle (pourquoi personne ne se rend jamais compte que Von Trier est drôle ?) avec une Uma Thurman déchaînée, recréant un vaudeville sauce Idioterne ; à un accès de potacherie avec un catalogue hystérique de bites de toutes grosseurs défilant en gros plans ; à des accès de pur porno ; le tout pour vous assassiner avec une de ces séquences tragiques dont notre Lars a le secret : ici, une superbe partie autour de la mort du père, placée sous l'égide de Poe, filmée en noir et blanc et démarrant sur un travelling fantomatique, qui vous prend aux tripes, vous terrifie, et finit de vous achever avec l'image (autant discutable qu'assumée) d'une goutte de cyprine qui coule sur une cuisse de femme devant le cadavre de son père. Il peut y avoir aussi un génial split-screen au service d'une recherche de l'amour fou : trois écrans sur trois hommes différents en train de baiser pour tenter de trouver l'homme idéal, la juste note recherchée dans les polyphonies de Bach. Une manière de rendre visuel un concept.
Ah oui, on n'est pas dans Claude Sautet, autant le dire, mais dans la surpuissance visuelle, dans la surenchère. On peut refuser, mais on peut aussi applaudir devant cette ambition démesurée. Tout ça est au service d'un petit enfant qui pleure à l'intérieur de la tête de Von Trier, à la fois grand démiurge (ce qu'il demande à ses comédiens est proche du sadisme), témoin fasciné et priapique, et acteur à la place peut-être de cette sorte de psychanaliste solitaire et érudit, Stellan Skarsgård. La caméra, donc le réalisateur lui-même, est le personnage principal du film, ne se faisant jamais oublier, comme si Von Trier était présent dans le cadre à chaque seconde. Il regarde ce monde qu'il a construit presque en dépit de lui-même, dans un savant exercice de voyeurisme/torture. Ce qui hante le personnage principal (la culpabilité, la conviction d'être une "bad little girl") est ce qui hante notre Lars, et son petit carnaval intérieur semble le faire bien souffrir. C'est cette personnalité qu'on sent derrière la provocation, cette façon de livrer un journal intime au milieu d'un film de cul pour pervers pépère, qui fait toute la grandeur de ce film : le gars semble se montrer à nu, avec ses fantasmes même les plus ridicules, en nous demandant de le comprendre (ou de lui donner la fessée comme à une "bad little girl"). Grand film, dont j'attends la deuxième partie sans me rhabiller.
Volume 2 :Moi je pensais que Von Trier avait simplement coupé son film en deux chapitres pour éviter la longueur (ou pour nous faire raquer deux fois 7 euros, c'est aussi une solution) ; mais au vu de ce deuxième volet, on se rend compte que, non, en fait on a deux films très différents, un peu comme si le 2 était un négatif du 1. Le souci étant que cette suite est bien décevante par rapport au premier opus, et vous m'en voyez désolé.
Autant le chapitre 1 était presque "détendu", décomplexé en tout cas, autant ce volume 2 est glauque, allant jusqu'à se traîner dans la mocheté totale et le fumeux pur et dur. Plus de trace d'humour ou presque cette fois-ci : Von Trier se vautre dans le sexe sale et la chair triste, nous montrant une héroïne s'enfonçant dans le sordide de sa vie de nymphomane, et le film se roulant dans une complaisance et un mysticisme pas vraiment pertinents. Il y a encore pas mal de bonnes idées, entendons-nous bien, mais l'ensemble nous montre un réalisateur complètement figé par la déviance de ses fantasmes, et échouant totalement à nous raconter une histoire valable au milieu de ses provocations un peu longuettes. Pour tout dire on s'ennuie pas mal devant les élucubrations philosophiques du maître : il va loin dans le dolorisme judéo-chrétien avec ce film prude et complètement terrorisé par la sexualité, mais on se pose pas mal de questions face à cette somme d'inspirations. Le but est d'inverser féminin et masculin, ce qui pourrait être viable : en suivant le destin de Joe, Von Trier veut nous montrer, il le dit clairement à la fin, que la femme est victime d'une image sexuelle figée, que son film tend à faire éclater. Aussi, ce chapitre regorge de scène "mythiques" inversées. Ce n'est plus Jésus qui lave les pieds de Marie-Madeleine par empathie pour ses pêchés, c'est Charlotte Gainsbourg qui suce Jean-Marc Barr pour montrer qu'elle "comprend" sa pédophilie ; ce n'est plus Shéhérazade la femme qui sauve sa vie par la narration de ses contes, c'est Joe qui retarde la mort de son auditeur l'homme ; ce n'est plus le Christ qui suit son chemin de Croix, c'est une femme qui subit la torture avant de l'administrer elle-même. Ainsi de suite.
C'est intelligent et souvent impressionnant, c'est vrai, et on se dit que les critiques qui fustigent le machisme de Von Trier depuis Antichrist n'ont décidément pas compris grand-chose. Mais cette symbolique mystique finit par être un peu gavante, enfermant le film dans un style janséniste qui dément la liberté rock'n roll du premier volet. On pense à Tarkovsky (un des chapitres s'appelle "Mirror", titre qui s'affiche dans une police de caractère soviétique à mort), on pense à Dreyer, inspirations éternelles de Lars, mais cette fois il peine à trouver quelque chose de valable à exprimer avec ces références. A la place d'un quelconque fond, il sert une forme franchement pas facile : la pauvre Gainsbourg a dû être assez consternée de se voir aussi laide, à l'image du film entier, qui baigne dans une photo et des mouvements de caméras particulièrement crasseux. Le film semble littéralement gagné par cette vision morbide et culpabilisante du sexe : on y voit une collection impressionnante de bites et de culs filmés dans une lumière clinique, la plupart du temps striés de sang ou pendant lamentablement : le sexe, dans Nymphomaniac, n'est jamais exultant, triomphant ou même source de plaisir ; il est violent, sombre et laid. Bon, c'est une vision, et loin de moi l'idée de vouloir juger moralement l'univers de Von Trier, il fait ce qu'il veut avec son zguège ; mais disons que du coup, on se sent assez mal à l'aise là-dedans, un peu pris en otage dans un marécage trop glauque pour être vraiment honnête. Manque de sincérité flagrant dans ces scènes provocantes et ternes de sado-masochisme, par exemple : on sent bien que le gars prend son pied à nous imposer ce sadisme de comptoir, mais ça ne déclenche ni vraie émotion ni réflexion.
On comprend le principe, mais du coup c'est assez pénible à regarder. Assez complaisantes, les scènes tirent en longueur, allant au bout de leur énergie pour finir comme des chiffons (on se demande bien ce que la version longue prévue par Von Trier peut donner, celle-ci est déjà beaucoup trop longue). Le scénario se perd complètement avec cette entrée inattendue dans le film de "mafia" inutile et vaine, puis avec l'arrivée de cette nouvelle nymphette qui va dépasser l'héroïne dans la perversion. Quelques pointes de beauté et de sensibilité (la femme qui trouve son "arbre-alter-ego" au sommet d'une montagne, le remake de la scène du bébé de Antichrist...) ne sauvent pas la chose. Triste et morne, ce chapitre 2 s'enfonce inexorablement dans l'ennui, et on regrette vraiment la "bonne santé" du chapitre 1, qui au moins était énergique, choquant et souvent drôle.