La Terre (Al Ard) de Youssef Chahine - 1969

On se croirait dans un de ces bons vieux films russes des années 50 avec cette Terre pleine d'humanité et de dignité flouée. Chahine, en plein exercice d'engagement, frôle souvent la propagande, ce qui n'est pas forcément un défaut quand ça donne comme ici un vibrant plaidoyer en faveur des pauvres et des maltraités. Nous voici plongés en pleine campagne égyptienne dans les années 30 (mais le bon Thierry Jousse nous explique que c'est bien des années 60 dont parle Chahine, et que cette transposition est un leurre pour éviter la censure) : un petit groupe de villageois ruraux est en butte contre les puissants qui les gouvernent : au lieu des 10 jours habituels de droit d'irrigation des terres, il n'en auront plus que 5, spoliation due aux appétits d'un politique qui détourne une route pour pouvoir accéder plus facilement à sa villa dorée. Indignation, révolte, chocs entre pauvres pieux en bois et baïonnettes, le conflit presque "alphonse-daudetesque" du début vire à la révolution pure et simple. Et devinez un peu qui sera vainqueur ?

Comme pour Gare centrale, Chahine excelle littéralement à mêler la grande Histoire et les petits portraits intimes. Il réunit ici une poignée de personnages subtilement dessinés (et remarquablement interprétés : Chahine est un très grand directeur d'acteurs), depuis les plus triviaux (un paysan légèrement débile, une volée de filles volages, un pauvre type envoyé à la ville comme émissaire) jusqu'aux plus puissants (les deux personnages principaux, tout en dignité et en honneur). La vie bruisse sans arrêt là-dedans, Chahine s'intéressant aussi bien aux amourettes des uns et des autres, aux anecdotes de la vie courante (sauver une vache tombée dans une mare, ramasser le coton), qu'aux grands combats. Les passages directement tragiques sont impressionnants, avec deux sommets : l'un est un gros plan sur le héros qu'on a torturé et dont on a rasé la moustache, déshonneur suprême, et dont le visage exprime tout à la fois la honte, la colère, l'envie de mourir et la rage ; l'autre est ce génial plan final sur des mains qui enserrent la terre sacrée, malheureusement pas dans les bonnes conditions (je m'en voudrais de spoiler Chahine, quand même), séquence dérisoire, amère, ironique, et du coup surpuissante. Il est vrai que le réalisateur n'y va pas avec le dos de la cuillère quand il s'agit de parler de la grandeur du paysan égyptien et de la petitesse du dirigeant corrompu, et ses outils cinématographiques et scénaristiques sont parfois un peu appuyés (musique tonitruante, contre-plongées soviétiques, dualité dans la construction des plans qui creuse un fossé définitif entre pauvres et nantis).

Mais le tout respire une grande humanité qui emporte le morceau, et qui plus est est réglé comme un western, avec ses coups de théâtre, ses pics de violence et ses moments de pause salvateurs. Car c'est encore une fois du côté du cinéma américain (dans la construction du récit, tout en suspense), français (Renoir encore, pour ce goût pour les petites gens) ou italien (pour cet aspect documentaire de la vie paysanne des années 30) qu'il faut aller chercher les références du compère. La Terre est un beau témoignage indigné, pas forcément inoubliable (trop long, parfois déjà vu, un peu démodé) mais d'une belle noblesse.

Et puisque c'est Cinétrafic qui a eu la bonne idée de m'envoyer ce coffret Chahine, quelques mentions obligatoires à l’adresse de nos lecteurs enthousiastes :
COFFRET 4 FILMS DE YOUSSEF CHAHINE : GARE CENTRALE (1958), LA TERRE (1969), LE MOINEAU (1973) et LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE (1976)
Coffret 4 DVD et 1 livret disponible le 5 octobre 2011 - Films en version restaurée - Editeur : Pyramide Vidéo
2 heures de bonus exclusifs incluant la préface de chaque film par Thierry Jousse, des documentaires inédits et des entretiens avec des proches de Youssef Chahine, qui évoquent sa personnalité, son œuvre et ses méthodes de travail
Crédit films : © Misr International Films
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