Carl Th. Dreyer, un Cinéaste de notre temps d'Eric Rohmer - 1965
Intéressant petit essai, assez austère mais en même temps d’une belle simplicité, sur le père Théodore, réalisé par un Rohmer hyper-pointu et technique comme on ne l’attendait pas. S’il y a là-dedans quelques grands thèmes rohmériens qui font surface, à commencer par la première réflexion qui ouvre le film (Dreyer ne filme pas sa ville, Copenhague, crime de lèse-majesté pour Rohmer, mais qu’il pardonne au maître par une pirouette : si la capitale n’apparaît pas dans ses films, on la sent derrière eux, moui admettons), le cinéaste sait pourtant se retirer modestement devant son modèle, regardant le réalisateur danois avec une humilité et une admiration qui éclate à l’écran. Bien apprécié, par exemple, cette façon de retarder assez loin dans le film l’apparition de Dreyer lui-même, toute la première partie étant plutôt consacrée à ses acteurs qui parlent de lui, histoire de faire monter la sauce et l’aura du gars avant de le présenter physiquement ; quand il entre dans l’image, on est surpris par la simplicité du procédé et par la banalité de ce physique (Dreyer est un brave petit vieux très commun). Bien aimé également cette manière qu’a Rohmer de démarrer sur ses terres à lui, avec la présence d’Anna Karina comme passeuse entre Nouvelle Vague et filmographie dreyerienne, pour arriver doucement en terre étrangère, jusqu’à consacrer toute le deuxième moitié du doc à la seule interview du gars.
Mépris du maquillage, importance de savoir doser les répétitions, tendance à briser les lignes horizontales des travellings par celles verticales des éléments de décor, rythme des séquences, la conversation est très pointue, et passionnante. Rohmer, par l’intermédiaire de l’intervieweur, pose des questions qui semblent scier Dreyer (« Pourquoi placez-vous souvent les personnages qui pleurent au milieu d’un plan très long ? »), qui, de plus en plus évidemment, se laisse aller au plaisir de la conversation avec un connaisseur. Sa réserve du début se change en apaisement, et il en vient à sortir quelques réflexions vraiment intéressantes, sous ses faux airs d’improvisateur qui « sentirait » ses plans plus qu’il ne les calculerait. Exemple de sentence qui tombe comme ça, subitement : « Au théâtre les mots restent plus longtemps dans l’air qu’au cinéma », d’où l’importance du montage, du plan long qui ferait durer ces mots un peu plus longtemps. Illustré par de rares mais magnifiques extraits d’Ordet, du Procès de Jeanne d’Arc (et le plan de Godard sur Karina qui pleure devant ce film dans Vivre sa Vie) ou de Vampyr, qui se concentrent sur la technique de mise en scène plus que sur le scénario ou le sens, ce documentaire respectueux et raffiné est une véritable petite leçon illustrée de l’art du cinéma ; un cinéma qui se méfie des théories et des grammaires définitives, en ce sens un cinéma libre. Au final : deux esprits libres qui papotent. Ca ne peut faire que du bien.
L'odyssée rhomérique est là