Ah le charme surranné des comédies policières des années 40, avec ces dialogues si fins, ces acteurs si drôles et ces... Non, je déconne. L'Assassin habite au 21 est LE film qualité française tel qu'on n'en fait plus, et franchement c'est pas dommage. Non pas qu'il y ait quoi que ce soit de honteux là-dedans : acteurs à tronche et à gouaille, scénario à tiroirs, tirades travaillées en usine, atmosphères de studio soignées. C'est juste que c'est d'un lisse abominable, que tout semble manufacturé dans cet univers jamais crédible, toujours trop quelque chose : trop poli, trop bon élève, trop malin, et surtout trop consensuel. Qu'en 1942 un cinéaste ne trouve rien de mieux à filmer qu'un polar de gare laisse quand même sans voix, et ceci dit même en prenant en compte le fait qu'il y a peut-être quelques allusions à la situation française de cette époque dans ce divertissement roublardement caustique. Pour être vraiment sympa en effet, on peut voir dans cette intrigue (qui est Mr Durand, serial killer insaisissable, parmi les quelques suspects de la respectable pension de famille du 21 rue des Mimosas ?) une allégorie du Tueur Suprême, comprenez l'envahisseur allemand qui infiltre la société ; d'autant que la résolution de l'énigme (que je ne dévoilerai pas, et pourtant le film ne mériterait que ça) renvoie à une sorte de responsabilité collective qui pourrait marquer des points. Mais Clouzot marche bien trop sur des oeufs pour arriver à quoi que ce soit de concluant à ce niveau-là, et le film finit par n'être que cela : une intrigue policière même pas très bien ficelée qui vous fait oublier vos soucis pendant 1h18.
Pierre Fresnay est médiocre en détective dandy qui se croit malin, et les seconds rôles bien trop schématiques pour être intéressants : le fakir louche, l'ancien combattant de pacotille, le brave vieux plus intrigant qu'il n'y paraît, la fan de romans policiers, tous les pensionnaires de la pension rivalisent de clichés et font plonger l'ambiance réaliste mise en place par Clouzot dans la BD premier degré. Seule Suzy Delair est bien, pleine de fantaisie et de vie, et pour une fois loin de ses compositions de cruche qui lui collent à la peau : certes, son personnage est agaçant, vénal et de toute évidence écrit par des hommes (...), mais elle parvient à lui donner une certaine vérité, en tout cas une drôlerie attachante. Sinon, c'est vraiment l'autoroute, plate et terne, qui ne sert qu'à mettre en valeur un savoir faire qui ne se remet jamais en question, ne prend surtout aucun risque et vous sert du prédigéré sans scrupule. Je veux pas parler à la place de mon camarade, mais à mon avis, c'est tout ce qu'on n'aime pas sur Shangols.
“Quand les spectateurs apprennent que le dit assassin se compose de trois bonhommes, Jean Tissier, Pierre Larquey, Noël Roquevert et qu’ils constatent que ce terrible et très redoutable trio se laisse docilement, après tant de méfaits et de détours, embarquer par la police, ils pensent un peu qu’on les a carottés, et que le véritable assassin n’est pas là”
Jacques Audiberti (Comoedia. 15 août 1942)
Revenue de son voyage en Allemagne où elle se montra la «plus à l’aise» de la délégation, Suzy Delair soigne sa réputation de «petite-parigote-délurée-à-qui-on-ne-l’a-fait-pas». Elle confie à «Ciné-Mondial», être entrée dans la vie active, à 14 ans, comme «arpète» modiste, chez «Marthe», où «elle ramassait les épingles et allait chercher le goûter des autres ouvrières», avant de débuter dans la carrière, à 16 ans, en simple figurante-« la girl dont on ne voit que les deux jambes »- puis, enfin, de saisir «la grande chance offerte par Monsieur Greven » avec «Le dernier des six», «un rôle fait pour moi ». Elle croit «être une fantaisiste»
La Continental et son responsable du service des scénarios, sont bien de cet avis. Aussi, le 4 mai 1942, elle reprend le chemin de Billancourt pour se revêtir en Mila Malou, avec robes, chapeaux et manteaux créés par Maggy Rouff. Pierre Fresnay revient également en commissaire Wens. Mais, cette fois, Henri-Georges Clouzot, se met à la mise en scène. Un désir encouragé par sa compagne Suzy, son ami Fresnay, et, bénit par son patron. Bien sûr, il a concocté l’adaptation et le dialogue, aidé de Stanislas-André Steeman, l’auteur du bouquin. Le roman se passait à Londres. Le film se déroule à Montmartre. Essentiellement, au 21 de l’avenue Junot. Pension Mimosas. Allons-y.
Nous sommes comme au théâtre. Un théâtre de marionnettes qu’agite Clouzot depuis deux films («Le dernier des six», «Les Inconnus dans la maison»). Pour y pénétrer, le spectateur doit d’abord emprunter le regard de l’assassin, grâce à une caméra subjective allant en travelling avant, jusqu’aux meurtres d’un clochard millionnaire, puis d’un comptable d’un jour de paye. C’est effrayant. Cela fonce à travers le Clair et l’Obscur. De 1932 à 1934, à Berlin, Clouzot a côtoyé l’Expressionisme et s’est mis à la règle des trois unités (lieu, temps, action) du Kammerspiele. Une fois à la Pension, il nous enferme et redevient le dramaturge qu’il rêve toujours de devenir. Répliquant au sympathique drôle de faux couple Wens/Malou, le Docteur Linz vitupère et menace, le magicien Lalah-Poor escamote et séduit, le fabricant de poupées sans visage Collin, intrigue et raisonne. Ces «Trois Durant» du 21, évidemment, ne font qu’Un. Un tueur pour huit victimes. Alors qu’au dehors du petit théâtre de Clouzot, c’est l’hécatombe.
Quand paraît au “Biarritz” “L’assassin….”, le 7 août 1942, la police française, commandée par son secrétaire général René Bousquet, vient (le 16 juillet) de rafler 13.152 hommes, femmes, enfants, vieillards, dont 8.260 sont parqués dans l’enceinte du vélodrome d’hiver, communément appelé «Vel’ d’Hiv» et surnommé «Nélaton Palace» (du nom de la rue du 15e arrondissement qui le borde).
“Monsieur Durand est un grand homme” clame, un moment, le Docteur Linz, avant d’en demander plus et mieux à ce “bienfaiteur de l’humanité”: “Passer aux gaz asphyxiants”par exemple!
Trois mois plus tard, en novembre, les américains et les anglais débarquent en Afrique du Nord, et l’Armée Rouge encercle les troupes vert-de-gris à Stalingrad. Un somptueux carnage de 546 000 morts, dont 60 000 civils et 600 000 blessés. A ce moment-là, «L’assassin habite au 21», après avoir attiré 61 620 spectateurs en 5 semaines au «Biarritz» qui contenait 504 places, prolongeait son succès au «Français», sur les Grands Boulevards (juste en face du sinistre Palais Berlitz), pour y fêter, une semaine avant Noël, sa 20e semaine d’exclusivité ! Le 1er janvier 1943, il faisait encore le plein au Moulin Rouge de la place Blanche. Au pied de la Butte.
Alfred Greven est heureux. Il n’a pas engendré qu’un énorme succès. Voilà qu’on reconnaît à sa Continental, un style bien à elle. Et donc bien à lui. Où la noirceur de la nuit et des âmes laissent rarement place à la clarté du jour et de l’espérance. Une «Continental Touch» !
«L’apparition brutale et soudaine de Clouzot pendant l’Occupation leur est apparue comme un danger. Un écrivain qui se met soudain avec la même aisance à conjuguer le dialogue des images et le dialogue des mots, qui pour un vrai coup d’essai découvre toutes les subtilités du langage cinématographique, l’édifice du cinéma français conventionnel tremblait ses bases » le journaliste François Chalais en 1950.
En mars 1942, au Théâtre de l’Athénée, est créée «Comédie en trois actes» d’Henri-Georges Clouzot, avec, sur scène, ses amis Yvonne Printemps et Pierre Fresnay qui assure la mise en scène. A la différence de «L’assassin habite au 21», la pièce n’a aucun succès et ne fut plus représentée depuis.
Grâce au Journal de Jean Cocteau (Journal 1941-1945. 1989. Gallimard), j’apprends que Pablo Picasso adorait «L’assassin habite au 21» de Clouzot au point de le visionner à plusieurs reprises. M’est avis que ces deux-là se trouveront un jour…
Extrait de: "Continental Films, l'incroyable Hollywood nazie". Lemieux éditeur. Paris. Mai 2017.