Who's that knocking at my Door ? de Martin Scorsese - 1967
Pas à dire : les génies se reconnaissent dès leurs premiers pas. Ce long-métrage inaugural du gars Martin est un moment excellent, super moderne malgré son ancrage très profond dans les 60's. On le dit à chaque fois, mais c'est plus vrai que jamais : il y a dans ce premier objet toutes les inspirations futures du maître : la communauté italo-américaine, les gangsters à la petite semaine, la famiglia, les personnages hâbleurs et pitoyables, la religion, la cinéphilie, et cette putain de Faute Originelle que Scorsese s'est toujours cru obligé de porter sur ses épaules et celles de ses personnages. On a donc droit à une compile avant l'heure, le tout dans une mise en scène sur-stylisée et délicieusement pop qui fait plaisir à regarder.
C'est une tranche de vie : celle de J.R. (photogéniquissime Harvey Keitel, un petit James Dean en plus modeste), looser sypathique qui erre avec ses lourdoss de copains dans New-York, ses plans foireux, ses moments de grâce, ses amours difficiles, ses blagues à deux balles et ses glissades sur la mauvaise pente. Aucune encore de ces menaces qu'on trouvera dès Mean Streets : ici, pas vraiment de gangster, même si on règle ses ardoises à grandes mandales, même si un flingue circule déjà dans les rangs. Juste des petits frimeurs désoeuvrés qui passent leurs soirées à dragouiller et à avaler des demis. Who's that knocking at my door est donc plutôt doux, chronique attachante d'une vie de quartier, d'une petite communauté, avec ses rites (Mamma Scorsese aux fourneaux), ses restes d'enfance (belle séquence en haut d'une montagne où J.R. redécouvre la joie de regarder la campagne), ses a-priori indéracinables (il est surtout question d'un amour impossible étant donné que la promise n'est pas vierge). Tout tourne pourtant autour de ce seul personnage de Keitel, qu'on devine être un auto-portrait très tendre, romantique dans un milieu où il faut être brutal, rigolard dans un milieu où il faut être menaçant. Le portrait est superbement senti, puisqu'on découvre J.R. dans tous ses aspects, doux et crétin, innocent et casse-bonbons. Bien entendu, ça parle énormément, c'est du Scorsese, et les jacasseries de ces gamins sont d'un réalisme criant, on a souvent l'impression d'une impro totale (gloire aux acteurs, tous bons).
Il y a aussi cette façon très sensible d'aborder la "génération italo-américaine" par le biais de la cinéphilie, dans une thématique assez proche du Scarface de De Palma : l'Amérique, pour ces fils d'immigrés, apparaît d'abord comme la terre de la Virilité. Symbole de la chose : John Wayne, présent dans des photogrammes très "Nouvelle Vague". Scorsese opère alors un glissement discret de cette imagerie hollywoodienne au monde intérieur de J.R. : ce qui était une représentation cinématographique devient bientôt une représentation mentale (quand sa fiancée lui apprend qu'elle a été violée, les images du viol apparaissent également en photogrammes, comme des images obsessionnelles). Le cinéma comme modèle de vie, comme déviance psychologique : tout Scorsese est là.
Quant à la mise en scène, le moins qu'on puisse dire est que le jeune Martin est loin d'être timoré à l'heure d'aborder son baptême du feu. C'est un festival de style, dans des inspirations très diverses : Godard surtout, notamment dans les superbes scènes de sexe faites de dizaines d'énormes plans sur des détails corporels, mais on reconnaît aussi Bergman, Truffaut, Melville, Warhol ou Cassavetes. Ca pourrait paraître hétérogène ; c'est en fait spectaculaire, chaque épisode de la vie de J.R. se transformant en un nouvel exercice de style, et tant pis si la lumière change d'un plan à un autre, tant pis si les faux raccords (on y revient encore, désolé) sont brandis comme figure de style. Tant mieux même : Scorsese n'hésite pas à monter sciemment deux fois de suite un geste qui lui a plu, à inverser la position des personnages dans les champs/contre-champs, ou à imposer des gros plans sur des détails importants, même si c'est illogique (une porte qui claque derrière une femme qui part). Sommet formel du film : une virée de J.R. chez les "poules", grand moment d'expérience pop-art, de provocation et de rock'n roll ("The End" des Doors en hymne). Il y a même déjà un final en forme de rédemption catho de la plus belle eau, avec baisers aux pieds du Christ et sang du Seigneur à l'appui, mais que Scorsese désamorce par une utilisation taquine de la musique (Scorsese et la musique, qu'est-ce que vous voulez...). Bref, une grande oeuvre de laboratoire. Fascinant.