Shutter Island de Martin Scorsese - 2010
Décidément, Scorsese fait un véritable retour depuis deux films : son Shutter Island est franchement impressionnant. Dès le départ, on est complètement happé par le talent du maître à planter une ambiance délétère, mortifère, torve (ça y est, j'ai plus d'adjectif) : un bateau qui surgit d'une brûme blanchâtre, une atmosphère fifties très légèrement artificielle, une île absolument fascinante qui se dresse au loin, et même un Leonardo que le premier plan montre vomissant dans les toilettes (le gars a le mal de mer depuis Titanic). On sent qu'on va se retrouver plongé dans quelque chose d'inquiétant, de décalé surtout, et on s'aprête avec délice à la suite.
La suite tiendra toute les promesses de cette magnifique ouverture. Tout est virtuose là-dedans, d'une maîtrise bluffante. Le talent de Scorsese pour nous entraîner corps et âme dans sa trouble trame force le respect, ça faisait longtemps que je n'avais pas regardé un film bouche bée pendant plus de deux heures : cette histoire vous tient par les glaouis et ne les lâche strictement jamais. Plus le mystère s'épaissit, plus on est balancé dans des strates de fiction de plus en plus profondes, de plus en plus stylées visuellement. Notons tout de suite la seule réserve qu'on peut trouver là-dedans : Scorsese échoue comme tous ses prédecesseurs à filmer les camps de concentration. Ses amas de cadavres très ésthétisants apparaissent artificiels, spectaculaires, alors qu'on voudrait toujours la plus grande honnêteté dans ce genre d'évocation. Il n'empêche que quand ces séquences apparaissent, elles ouvrent le film vers d'autres lectures assez vertigineuses, et annoncent définitivement le sujet : on va aller faire un tour à l'intérieur d'un cerveau, maelström de souvenirs, de fantasmes, d'images réelles, de peurs et de frustrations. Ces incessants décrochages de la trame principale, constitués de flashs-backs monstrueux, de rêves hyper-expressionnistes (géniales scènes fantastiques), de clairs-obscurs cachant des fantômes, des monstres difformes ou des cadavres d'enfants, font concrètement ressentir l'immersion totale de notre regard dans les eaux troubles de l'inconscient. Tout comme les décors parfaits, utilisés comme dans The Haunting de Wise, faits d'escaliers tordus, de longs couloirs sombres, pour culminer avec ce sommet de phare, lit de l'âme du héros, somme de toutes ses hantises. Tout comme la musique, excellente, mélange de classicisme vieille école et de contemporain très intrigant, utilisée comme souvent par Scorsese en porte-à-faux (la scène de noyade des enfants avec ces rythmiques binaires et calmes qui filent tout du long). L'artificialité visuelle de l'ensemble sert magnifiquement cet incessant voyage entre réel et fiction : Shutter Island est un polar abstrait, qui vous tient en haleine par sa trame de pur suspense tout en vous entraînant vers des rives bien troublantes.
Di Caprio est tout simplement extraordinaire, victorieux dans toutes les séquences les plus casse-gueule : on a l'impression que chaque parcelle de son visage (sublimé par les gros plans fascinés de la mise en scène) est indépendante, et que chacune a reçu sa part d'attention pour rendre l'émotion palpable. Pourtant, il ne s'agit jamais d'un jeu froid, calculé : il envoie de l'émotion comme jamais, que ce soit dans ses moments "durs" (le personnage est assez détestable) ou dans les moments de fragilité où il découvre la vérité (tout le dernier tiers est un sommet de composition). Les autres acteurs sont au diapason. Quant à la construction du récit, elle est vaste comme jamais, brassant des tonnes de motifs comme de rien, valsant sans cesse entre un humour noir très intrigant et des scènes de pure terreur impressionnantes. Un grand Scorsese, qu'on n'hésitera pas à comparer à Casino pour l'ambition de la construction. Scorsese is back. (Gols - 28/02/10)
Bon, ce n'est pas pour jouer les rabat-joie, d'autant que je suis globalement d'accord avec le commentaire de l'ami Gols, mais le fait est que j'ai pour ma part un petit problème avec le montage de Scorsese. Je ne serais point pusillanime en m'étalant longuement et en détails sur les étonnants - et énormes - faux raccords de cette oeuvre (il y en a au moins trois qui m'ont fait bondir... la faute à la scripte, au monteur, le fait est que cela détonne un peu dans ce genre de production - c'est juste un sujet à discuter, à la coule, entre trois bières, avec l'ami Bastie*, que la question horripile tout autant), mais il y a tout de même un côté "saccadé", brutal dans le montage de ce film qui m'a un peu empêché d'y adhérer pleinement et de m'attacher, entre autres, aux personnages - je m'explique : si la construction de chaque séquence ou l'enchaînement de ces séquences entre elles se fait à vitesse grand V et permet de booster le rythme de l'intrigue dans laquelle on se trouve pris comme dans un tourbillon, on en oublie parfois au passage de s'attacher sur la profondeur et la richesse psychologique des personnages qui semblent bien souvent d'une pièce. Certes, pourrait-on malicieusement m'objecter, le gars Teddy semble plus avoir des "flashs" qu'une vue d'ensemble sur ce qui se trame, seulement l'ensemble des individus de cette histoire manque clairement de densité. Le personnage de Chuck Aule en particulier n'est là que pour la galerie, alors que "son attachement" à Teddy, leur rapport de confiance étaient un des points les plus intéressants et les plus délicieusement ambigus de l'histoire écrite par Lehane. A force de trop vouloir se concentrer sur ce bon Léo, les Kingsley et von Sydow ont des allures de caméo qui n'ont de marquant que leur physique...; de même, la confrontation d'une terrible sensualité (dans le bouqin de Lehane) entre Léo et Rachel dans sa cellule est ici traitée bien trop frileusement pour être mémorable (Scorsese et les femmes, c'est peut-être un autre problème, me direz-vous). Enfin, autre point de détail troublant, si l'explosion de la bagnole de Cawley avait un sens dans le livre (il s'agissait de faire diversion pour que Teddy essaie d'embarquer sur le ferry), elle perd tout son sens dans le film, vu que Scorsese garde cet épisode sans le relier à quoi que ce soit (si l'épisode du ferry a été coupé au montage final, quel intérêt de garder ce passage où Teddy attire bêtement l'attention des gardiens alors qu'il essaie de leur échapper ? Bizarre, bizarre)... Bon, voilà ma principale réserve sur ce montage musclé et efficace qui n'est point, à mes yeux, sans quelques dommages collatéraux. Bien aimé cela dit, sans revenir sur les thèmes soulevés par mon éminent collègue, le traitement de la scène dans la grotte où Teddy se retrouve face à son/ses démon(s) ou ce gardien de prison fringué comme S.S, dans la voiture qui ramène Teddy "au centre", alors que celui-ci est de plus en plus confus sur son histoire/Histoire : la séquence illustre à la perfection son désir d'échapper à ses divers traumatismes du passé ("traumen" = "rêver" en allemand, fallait oser - ajout du scénariste ou du gars Scorsese himself ?) avec cette apparition, cette "vision" (réalité ou illusion ?) de ce gardien cauchemardesque. Scorsese avait matière pour se faire plaisir et revient résolument en forme avec ce film assez vertigineux, ma petite pointe de frilosité pouvant s'expliquer tout bonnement par le fait que je sortais à peine du livre, avant de me plonger dans l'adaptation - il y aura toujours une éternelle petite frustration, c'est po vraiment nouveau. (Shang - 08/05/10)