Nous (Menq) d'Artavazd Pelechian - 1969
Du cinéma expérimental arménien, je trouve que ça manquait un peu dans ce blog. Je répare donc cette injustice avec ce film lyrique et énorme du maître arménien, vénéré par Godard, Straub ou Kiarostami. Etant peu au fait de l'Histoire du pays, je suis sûrement passé à côté de pas mal d'allégories, mais ce que j'ai resenti à la vision de cette ode bouleversante suffit largement à mon bonheur. Nous est un portrait "par la douleur" du peuple arménien, à travers quelques séquences documentaires qui font la part belle aux visages, aux paysages, à la place des premiers au sein des seconds. Le film s'ouvre et se clôt sur des images apocalyptiques de montagnes arides, filmées comme des menaces : pesanteur d'un territoire, vision à la limite de la SF d'un paysage qui écrase, malgré son indéniable beauté. Ensuite, on assiste à un enterrement, suivi par une foule innombrable, que Pelechian filme en la saturant de contrastes, jusqu'à obtenir une vague forme lumineuse aveuglante, où chaque être semble pris dans une même masse unifiée. Ces scènes terrassent par leur puissance visuelle, et par ce qu'elles disent d'une douleur extrême, magnifiée, déifiée presque par la musique poignante et la force du montage.
Ensuite, on plonge au coeur de la ville pour suivre quelques faits et gestes du quotidien. C'est plus léger, a priori, mais il y a quand même là-dedans un plan qui glace malgré son burlesque : un motocycliste garé derrière un camion qui démarre, les gaz d'échappement le recouvrent complètement, on rigole doucement, mais quand la fumée s'estompe, le gars a disparu. Le peu que je connais de l'Arménie m'a quand même permis d'en conclure qu'il s'agit là d'un glaçant symbole de la disparition et du génocide, ou alors je n'y connais rien.
Après une brêve escapade dans la montagne, où on retrouve de solides bergers portant des moutons (c'est là que je me suis souvenu que j'avais déjà vu un Pelechian il y a longtemps, Les Saisons, que j'ai inscrit sur la liste des prochaines choses à revoir), le film s'achève sur une longue séquence mystérieuse et ravageuse : une foule de gens accueille ce qui paraît être des rescapés, des exilés de longue date, des prisonniers (?). La puissance des cadres sur ces visages explosés par la douleur ou par la joie, la sublime symphonie des champs/contre-champs, l'utilisation hyper-sensible de la musique, la mise en regard de ces images avec celles de ces montagnes menaçantes, font de ces plans-là des images "de légende", qui rentrent immédiatement dans l'oeil. C'est la Douleur à l'état pur, un peu comme ces tableaux de Piero della Francesca. Pelechian capte immédiatement l'hyper-expressivité de ces gens confrontés à des émotions qui les dépassent, et les regarde avec un amour infini, une passion proche de la terreur. Au final, ce film ne repose que sur cet indicible-là : la pure émotion. Nous est le portrait d'un peuple malheureux, qui n'a comme moyen d'expression que son courage et son émotion. On est proche de Rossellini, de Rouch, d'Eisenstein, autant que des derniers Godard : Pelechian est à ce niveau-là.