Les Diaboliques de Henri-Georges Clouzot - 1955
Un petit retour en arrière vers un de ces films qui ont marqué ma jeunesse. J'avais été terrifié à l'époque par ce thriller à la limite du fantastique, par ce final glaçant et par la sorte de nihilisme amoral instillé par cette histoire. Eh bien, le film n'a pas vieilli (ou peu), et fait toujours son effet aujourd'hui. On a beau connaître cette histoire par coeur, y compris certains plans désormais classiques, on continue à être admiratif de cette très prenante ambiance que Clouzot arrive à instaurer, de cette façon de faire monter la tension, de cette simplicité de narration.
Ce n'est pas au niveau de l'innovation que se situe Clouzot, certes : sa mise en scène, dans toutes les séquences purement narrative, est fonctionnelle et très modeste. On recadre sagement les acteurs qui ont tendance à s'écarter des scotchs, on alterne agréablement mais sans invention les gros plans et les plans larges, on se permet deux-trois travellings intéressants (le passage de la fenêtre de Simone Signoret/Vera Clouzot qui fomentent leur crime à celle des jeunes garçons innocents) mais pas non plus sidérants : c'est du joli travail d'artisan, qui met en avant son histoire et ses acteurs, convaincu à juste titre que ça suffit à ce type de film. On ne lui demande effectivement rien d'autre que de nous raconter une histoire, ce qu'il fait très bien. D'autre part, les acteurs sont très bons et suffisent à dynamiser ces cadres un peu sages : le trio central (Signoret, Clouzot et Meurisse) exprime à merveille la violence de leurs rapports, les seconds rôles (impayables Serrault, Roquevert, Larquey, que du lourd) sont parfaits de veulerie, et on s'amuse bien.
Dans les scènes importantes (les scènes horrifiques, les scènes de crime), Clouzot sait doper son style à merveille. Il y a bien sûr ces plans finals parfaitement effrayants (il doit encore y avoir des gens qui n'ont pas vu le film, je me tairai donc), mais il y a aussi ces nombreuses séquences où, à l'instar d'un Hitchcok, le suspense monte à partir d'un simple détail minuscule : une baignoire qui se remplit, un ballon qui tombe dans un bassin, un militaire aviné qui risque de tout faire capoter, et on frémit. Très beaux inserts de très gros plans sur des objets, d'ailleurs, ce robinet qui goutte sur une nappe recouvrant un cadavre, cette bouteille de whisky empoisonné, là aussi Hitch rôde dans les coins. Clouzot monte ces scènes avec un savoir-faire indéniable, et on est franchement happé par la force de la tension : on ne sait plus si on est dans le polar classique (personnage trop marqué de détective bon-enfant interprété par Charles Vanel) ou dans un fantastique gothique grande époque, ou dans le drame psychologique, ou dans la comédie, et c'est très intéressant.
Enfin, dernier bon point : si Clouzot fait montre de peu d'audace dans le filmage, on ne peut pas en dire autant du scénario. Très ambigu, celui-ci parle en creux de rapports amoureux bien étranges pour l'époque : on part du triolisme pour arriver à un saphisme frontal, certaines lignes de dialogue ne cherchant même pas à dévier la censure sur ce point. Les Diaboliques est avant tout un drame sexuel, une étude de moeurs bien insolente pour l'époque. On savait Clouzot peu frileux dans sa façon de filmer le sexe (L'Enfer), mais il est ici étonnament frontal. Le fait que ces rapports troubles se déroulent sous les yeux des petits garçons innocents d'un pensionnat ajoute encore au soufre de la chose. Un classique qui n'a pas pris une ride.