Alice dans les Villes (Alice in den Städten) de Wim Wenders - 1973
Quand Wenders ne se prenait pas encore pour Wenders, c'était un putain de grand cinéaste, si vous me passez l'expression. Amoureux fou de ses premiers films dans ma prime jeunesse, je confirme à la re-vision cette impression. Alice in den Städten a tout du joyau, et Wenders s'y montre d'une profonde intelligence formelle tout en développant un sentimentalisme hyper-touchant.
Dès les premières scènes, dans lesquelles il fait plus montre de son goût pour la photo que pour le cinéma, il parvient à cet équilibre entre cérébralité et sensibilité : son personnage alter-ego, Philip Winter, photographie au Polaroïd la réalité d'une Amérique pourtant fantasmée. Homme seul, lymphatique, déraciné, en quête d'identité, Winter enregistre des paysages urbains qui rappellent immédiatement une histoire du cinéma américain très vaste : ça va de John Ford à Cassavetes, en convoquant au passage la littérature d'un Kerouac ou la musique d'un Miles Davis. Ces séquences sont d'ailleurs très jazzy, très "cool" : pratiquement dépourvues de dialogues, elles s'attardent sur l'Amérique qu'on ne montre pas d'habitude, celle des petites gens (enfants, garagiste, peuple des quartiers) dans un style faussement débraillé, et elles montrent aussi une vision très européenne du territoire américain : fascination évidente pour les buildings imenses, pour les carrefours (sublimes travellings latéraux le long des trottoirs), les autoroutes à 40 voies.
Le personnage, volontairement borderline, va se trouver confié une petite fille grande gueule et figure d'ange, aussi paumée que lui. Le film devient alors une jolie variation sur le thème de l'apprentissage, Winter apprenant à être père, ou du moins à se responsabiliser face au petit être balancé dans ses bras. L'histoire pourrait n'être qu'une bluette sentimentale convenue. Mais grâce à la force des personnages, grâce au jeu des acteurs, et surtout grâce à l'ancrage constant du film dans les paysages, Alice in den Städten devient un splendide essai sur "l'appartenance" (à une culture, à un être, à soi-même). Il y a du Jarmusch dans cet humour pince-sans-rire, dans cette façon de ralentir les rythmes, dans cette façon de vider l'écran d'une quelconque trame pour se fixer sur les seuls sentiments, induits par les décors surtout. Wenders regarde les villes qui l'entourent (aux USA, en Hollande, en Allemagne), et regarde surtout les personnages les regarder (les gros plans-portraits sur la petite fille sont superbes, filmés dans la durée, jusqu'à ce que l'émotion surgisse de ces cadres pourtant opaques).
Le noir et blanc cradingue (mais très repéré, convoquant tout le cinéma ricain indépendant des années 60), la musique cool à mort, la nonchalance du héros, tout concourt à l'immédiateté de ce cinéma hyper-travaillé tout en étant décontracté. Malgré quelques maladresses de scènes explicatives (la rencontre avec l'ex à New-York, les scènes avec la mère d'Alice), le film tient miraculeusement sur la frontière entre l'expérimental et le romantisme, sur un tempo unique et fascinant, sur une histoire ténue mais très touchante (les dernières scènes sont même bouleversantes). Un trésor de cinéma direct, un auto-portrait intime, et une comédie sentimentale profonde et drôle, que demande le peuple ?