Le Salon de Musique (Jalsaghar) (1958) de Satyajit Ray
Même si la version non restaurée que je viens de voir est loin d'être digne de l'oeuvre de Ray - on fait parfois avec ce qu'on a - Le Salon de Musique demeure une bien belle expérience. Grandeur et décadence d'un grand propriétaire terrien (un "zaminbar" qu'on dit en Inde, bon) face à la montée d'un bourgeois : résumé comme cela, le film ne semble pas franchement olé-olé. Il y a toutefois en toile de fond un rapport à l'art - la musique - qui donne au film toute sa sève et une certaine ambiguïté... Si avec la décrépitude de cet aristocrate qui laisse sa place à une autre classe sociale, on assiste à une profonde mutation de la société, c'est aussi toute une véritable conception de l'art qui semble disparaître, être engloutie...
L'aristo Roy est un gros branleur qui passe son temps sur sa terrasse, en hauteur, à fumer le narguilé. La seule chose qui semble être digne de son attention - en dehors de son fils - est la musique qui s'échappe du voisinage. Vivant dans un palais qui tombe en ruines, méprisant le jeune fils d'usurier, son voisin, qui a fait fortune et qui lui propose de la thune, il est prêt à dilapider la moindre de ses richesses - les bijoux de famille notamment - pour organiser des soirées festives et musicales. C'est ainsi qu'il décide d'une fête en l'honneur de son fils ou qu'il fait péter la classe d'une grande soirée, uniquement pour montrer à son voisin qu'il est - encore - le maître. Seulement au cours de cette nuit, l'orage, couve, puis gronde et c'est le drame... Il perd sa femme et son fils pris dans un tourbillon, sur un cours d'eau situé sur ses propres terres dont il avait négligé l'entretien. Notre homme s'enferme, congédie la plupart de ses serviteurs, jusqu'au jour où l'envie le titille de rouvrir le fameux salon de musique...
Roy est le type même du gars né avec une cuiller en argent dans la bouche, un seigneur qui contemple ses terres d'un oeil mou, bref un gros flemmard, mais c'est aussi un esthète, qui fait vivre les artistes et qui initie son fils à sa passion. Antipathique sous bien des aspects - ouais bon socialement, c'est pas l'abbé Pierre, on est d'accord -, il n'en demeure pas moins attachant (ses serviteurs lui demeurent d'ailleurs fidèles même dans la panade) dans sa dévotion pour sa passion et son je-m'en-foutisme par rapport à l'argent. La chute est annoncée, est même inéluctable (il paie aussi bien pour sa fierté que pour son dilletantisme) mais elle se fera dans la dignité. Son voisin, entrepreneur, annonce la modernité, mais pas forcément sous ses aspects les plus glorieux : bruyant (avec son groupe électrogène - qui contraste avec la magie des bougies de l'aristo), polluant (avec sa bagnole qui provoque des tourbillons de poussière - qui s'oppose à la démarche lente et majestueuse de l'éléphant de l'aristo), il finit par organiser une soirée musicale uniquement pour convier les notables étrangers et se faire mousser socialement. Quand l'art n'est plus apprécié pour ce qu'il est réellement, mais quand il devient un moyen... Visuellement, la qualité, donc, de ma version est assez honteuse, mais quelques sublimes séquences restent en mémoire : les gros plans sur les insectes - le cafard qui se noie dans le verre de l'aristo (annonciateur de la mort de sa famille mais aussi de sa propre fin) et l'araignée qui se balade sur le tableau qui le représente (il la chasse dans un éclat de rire comme s'il était délicieusement conscient de sa ruine financière après s'être permis un dernier bonheur musical); le long plan-séquence sur la danseuse, justement, proprement enivrant; les divers plans sur les bougies qui s'éteignent une à une comme un monde dont on voit les derniers feux; sa dernière cavalcade à cheval qui ne peut que finir par lui faire mordre la poussière... C'est la fin d'une classe sociale dilettante, évidemment, mais l'art n'est pas le domaine qui en sortira non plus forcément gagnant. Ray est un vrai maestro.