La Bête Humaine de Jean Renoir - 1938
Un vrai bonheur de revoir ce film sur grand écran, laissez-moi vous le dire. La lumière magistrale de Curt Courant y prend toute son ampleur, surtout dans les gros plans, qui sont d'une sidérante beauté : les visages de Simone Simon et de Jean Gabin ont rarement été aussi bien photographiés. Le film est franchement magnifique dans toute sa technique. Le son, hyper-travaillé malgré le poids des ans, est quasi-documentaire : quand le train passe dans des tunnels, ou sur des sols différents, la bande-son reproduit à merveille les bruits du rail, hurlements des machines, sonneries stridentes, monotonie des tactac, souffle du vent. La Bête Humaine vaut avant tout par cet aspect hyper-réaliste, qui rend totalement justice à Zola.
Et puis, derrière tout ça, il y a le père Renoir, et c'est donc un festival de trouvailles et de poésie visuelle. Chaque image semble être un prolongement des angoisses métaphysiques et des pulsions morbides des personnages. Que Simone Simon fasse sa première apparition avec un chat blanc dans les bras, et on a déjà le dessin général de son caractère : féline (elle vient de chez Tourneur), salope et en même temps victime des dominations masculines en tout genre ; que Gabin apparaisse avec la tronche pleine de charbon, et on a déjà un aperçu de sa noirceur cachée. Tout est dans cette veine, dans un symbolisme subtil qui finit par dessiner un vrai portrait des faiblesses humaines. Tous les personnages (ou presque : seul Carette est le bon gars de service, sans secret, sans états d'âme) sont dominés par la noirceur et l'atavisme le plus glauque : le cocu de mari, violent et vénal ; le cheminot, hanté par des pulsions de mort ; la vamp, obsédée par la possession des hommes et leur asservissement à ses charmes... Le film est noir, très noir, et on en ressort assez déprimé. Mais Re-noir (jeu de mots, six lettres) aborde tout ça avec un fatalisme presque joyeux : après le drame final, "il faut dégager la voie", point barre.
Et puis il y a cette obsession du temps qui marque le film, et qui est magnifiquement traitée. Les ellipses sont raides comme des piquets : Simone Simon dit "il est facilement manipulable, ce Lantier", et hop, à la scène suivante, Lantier est manipulé ; Gabin dit "on va quand même pas tuer ce type", et hop, à la scène suivante, il saisit une barre de fer pour passer à l'acte. Cette rapidité de récit, qui contraste avec la lenteur des scènes centrales (petit tunnel d'ailleurs à ce moment-là (tunnel, vous me suivez ?)) est étonnante et fonctionne très bien. Il y a aussi dans le genre une montre "qu'on ne peut pas utiliser" sous peine de se faire accuser de meurtre (il faut le voir, difficile à expliquer), et qui finit par se balancer au bout d'une main, comme un balancier d'horloge, avec en fond les deux aiguilles que sont les jambes d'une femme assassinée. Magnifique.
On ne sait plus trop au bout du compte qui est la bête humaine du titre : Gabin, qui enferme le monstre des Rougon-Macquard dans son sein ? Séverine, qui utilise ces pulsions assasines pour son profit ? La locomotive, véritable prolongement physique des fantômes meurtriers de Lantier ? Bon, en tout cas, un grand Renoir, définitivement. (Gols 26/09/07)
Un vrai bonheur en effet que cette version front popu de l'oeuvre de Zola. L'ami Gols parle du son, de la thématique du temps, de la poésie visuelle, ce qui me laisse po beaucoup de place pour faire le malin...
Comme le dit clairement Renoir en introduction au film, il a volontairement choisi Simone Simon avec son image "innocente" pour camper cette vamp manipulatrice. Il y a dans le film une réplique qui est, de mémoire, "les femmes sont des chattes qui ont peur de se mouiller les pattes" et cela convient parfaitement à cette féline qui, sans l'air d'y toucher, va pousser son mari, puis Lantier - sans y parvenir - à commettre l'irréparable. La séquence où l'on découvre le reflet de Gabin dans la flaque, avant qu'il se saisisse de la barre à mine - va-t-il passer du côté sombre ?- fait écho à celle où il contemplera son image après avoir assassiné sa douce. Jeu d'ombres, jeu de reflets, jeu d'eau avec cette autre séquence éminemment renoirienne où Gabin embrasse pour la première fois la Simone dans ce petit cabanon : la caméra détourne ensuite le regard pour aller se fixer sur une gouttière qui déverse des litres d'eau... On repense forcément à la fin de Partie de Campagne avec cet orage qui éclate alors que les personnages principaux "consomment" leur amour...
Bien aimé aussi l'escarbille qui va se nicher dans l'oeil du Gabin accoudé à la fenêtre du train, juste avant l'apparition de la Simone qui va lui taper dans l'oeil, littéralement presque pourrait-on dire... Elle lui dira plus tard, d'ailleurs, qu'à force de la regarder il va s'user les yeux... Il faut voir ensuite le Gabin à la torture, le regard complètement affolé, lorsqu'il découvre Simone Simon, lors de la séquence du bal, dans les bras d'un jeune gommeux. Ses nerfs sont à cran, le destin est en marche, les pulsions de meurtre ne peuvent que resurgir... Le personnage de Gabin semble d'ailleurs n'avoir aucun souci tant qu'il y a du mouvement, tant qu'il est sur sa machine qui va à toute blinde. Renoir donnerait presque l'impression que c'est aussi son immobilisme (lorsqu'il est dans les bras d'une femme, Flore puis la Simone) qui déclenche l'atavisme (je dis ça surtout pour la rime en fait). Quoiqu'il en soit, c'est un personnage définitivement marqué par sa condition (mentale et sociale, aussi, au passage), par le sceau de la fatalité... Un film résolument plein d'entrain, qui s'enfonce dans la noirceur. (Shang 03/12/08)
Ps: Oui, j'en profite tout de même pour préciser à l'ami Gols que le personnage joué par Carette, bon gars "sans secret" a une femme, Victoire, et une poule, Philomène - "une femme dans chaque gare comme dit le dicton". Po tout blanc non plus.
Renoir est tout entier ici