Week End de Jean-Luc Godard - 1967
Pendant que mon courageux collègue se tape tous les films inregardables de JLG, je veux bien m'occuper de la partie chefs-d'oeuvre. Week End se doit de figurer parmi les deux ou trois plus grands films du maître hélvète. J'imagine qu'il doit déjà exister 10000 thèses très intelligentes sur ce film dense et vaste, aussi je me contenterai de l'attaquer par sa face viscérale. Je ressors bouleversé de cette oeuvre bouillonnante, aussi hilarante que glaçante, aussi prodigieuse au niveau technique que dans son discours.
Week End est un road-movie trash et cérébral, une plongée vertigineuse dans les ruines de la civilisation occidentale, un puzzle épileptique, l'archétype du discours godardien sur la fin de la Culture et de l'Art. En sillonnant la campagne d'Ile-de-France, Jean Yanne et Mireille Darc croisent des lambeaux de culture, des restes de grandes figures littéraires ou politiques, des bribes d'humanité perdue et défaite, et le moins qu'on puisse dire, c'est que le constat est amer. Emily Brontë est une folle enfermée dans la fiction (elle finit brûlée vive), Napoléon (joué par Jean-Pierre Léaud) est réduit à son costume, Mozart est interprété dans une cour de ferme, Malcolm X se fait entendre sur un tas d'ordures, Flaubert est interrompu par des stridences de klaxons ou des rythmiques de batterie dissonnantes, Faulkner n'est plus qu'un titre... Godard enregistre la fin, le chaos, l'apocalypse avec une rage et une force incroyables : les routes de campagne sont jonchées de carcasses de voitures renversées, de cadavres sanglants, d'incendies, de tumulte sonore, de violence. La civilisation s'effrite peu à peu : depuis la bagarre du début du film, sèche mais distancée par une plongée lointaine, jusqu'aux séquences finales (viol, cannibalisme, assassinats), le film ne cesse de plonger dans un nihilisme quasi-punk, dans une amertume dégoûtée. Et pourtant, on ne cesse de rire devant le jeu lassé de Jean Yanne (grande idée de distribution, on ne l'attendait pas là, et pourtant il "yannise" à mort), devant ces sentences qui fusent, devant le génie des situations burlesques ou absurdes. Chaque nouvelle séquence ouvre une brêche, s'enfonce un peu plus loin dans cet humour noir, dans cette anarchie insolente. C'est un pur bonheur d'écriture, et encore une fois la preuve que JLG est bien le plus libre des artistes, capable de parler de Mao et de sodomie dans la même phrase, capable de faire écouter du Mozart juste après du Guy Béart, capable de vous plier de rire juste avant de vous terrasser.
Au niveau de la mise en scène, c'est du génie total. Il y a bien sûr le célèbre morceau de bravoure, un travelling de 8 minutes le long d'un embouteillage monstrueux, pas si loin que ça d'un chaos à la Lovecraft, où les enfants jouent au ballon au milieu des macchabées, où les sons urbains saturent tout, où la musique surgit par bribes, où la caméra a subitement de brusques accélérations (Carax s'en souviendra dans Mauvais Sang, je dirais). Mais les prouesses sont constantes : un monologue érotique de Darc, où la caméra zoome puis dézoome comme un métronome, avec une utilisation de la musique qui rappelle la scène "Et-Mes-Jambes" du Mépris ; un très long mouvement en plan-séquence qui alterne panoramiques et travelling lattéral pour filmer une cour de ferme, qui du coup perd tout repère géographique ; un million de faux-raccords (dont un annoncé par un carton) ; une caméra qui s'éloigne d'une scène de viol pour cadrer un buisson sans intérêt, la spécificité étant que le plan a lieu après le viol... Bref, Godard se place à égalité avec ses acteurs, est omniprésent dans chaque scène ; il multiplie les regards-caméra, les jeux sur la technique du cinéma, pour bien nous mettre en tête que nous sommes en train de voir un film, donc, selon sa grammaire, un acte moral. "Vous êtes dans un film ou dans la réalité ?", demande un chauffeur à Jean Yanne qui fait du stop ; "Dans un film" / "Alors allez vous faire foutre, vous êtes des menteurs". Rien à ôter de ce petit bijou.
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