La Sirène du Mississipi de François Truffaut - 1968
Bien que dédié à Jean Renoir, La Sirène du Mississipi (un seul p, paraît-il, car il s'agit du nom du bateau, pas du fleuve) semble bien être la définitive déclaration d'amour de Truffaut à Hitchcock, saturé qu'il est de références au maître. Comme un gamin, Truffaut sautille visiblement de joie à l'idée de reprendre quelques-uns des grands thèmes de son modèle : tiens, si on appelait l'héroïne Marion, si on a faisait disparaître à mi-film, si on assassinait un détective dans des escaliers, comme dans Psycho ? Tiens, si on la faisait arriver avec une cage à oiseaux, comme dans The Birds ? Tiens, si on inventait un couple asexué, elle visiblement frigide, lui totalement frustré, comme dans Marnie ? Tiens, si on complexifiait la coiffure blonde de l'héroïne, et si on travaillait sur le thème du gars qui fait deux fois la même erreur pour trouver l'amour, comme dans Vertigo ?... Depuis la musique jusqu'aux petits détails de costumes, Truffaut pique allègrement dans le livre de recettes hitchcockiennes, et livre un hommage touchant et respectueux à son aîné, tout en réalisant une oeuvre truffaldienne à mort.
Car là où Hitch est un cinéaste quasi-scientifique, Truffaut reste un indécrottable romantique, un inlassable littéraire. La Sirène du Mississippi est très loin du simple "à la manière de". Chargeant son scénario de dialogues beaux à se damner, y ajoutant une touche de désespoir amoureux, il livre un de ses films les plus personnels et les plus sombres. L'histoire est très belle (un homme trahi par la femme qu'il aime la reconquiert et se condamne pour elle, juste pour être aimé d'elle), avec des personnages certes symboliques mais magnifiquement dessinés psychologiquement : Belmondo, en solitaire amer, en amoureux fou, en être conscient de sa déchéance (belle allusion à La Peau de Chagrin de Balzac), excelle dans le non-jeu ; son corps, qui ne colle pas avec le personnage, devient pourtant magnifique de maladresse et de fatigue par la grâce de la direction de Truffaut. On est même tout étonné de le voir (il ne peut pas s'en empêcher) escalader la façade d'un hôtel ou sauter avec souplesse d'une fenêtre. Le choix de cet acteur pour un tel rôle n'était pas gagné ; il s'avère évident. Belmondo est émouvant à mort, surtout dans les dernières scènes, où il s'abandonne totalement à son amour fou. En face, Deneuve, plus attendue dans son rôle de doublure de Kim Novak, froide, vénale, opaque, livre elle aussi une composition courageuse et sans faille. Elle est LA salope, manipulant son mâle sans aucun scrupule, lui enfonçant la tête sous l'eau pour assouvir son ambition ; et pourtant on l'adore, comme Belmondo. La grâce de l'écriture fait qu'on s'attache à elle malgré son caractère odieux, presque "grâce à" lui.
Truffaut fait la part belle, au milieu de son intrigue policière, aux temps de pause, aux moments suspendus, dédiés uniquement aux rapports de couple : une séquence devant la cheminée, qui pourrait être ridicule par la préciosité passée des dialogues, et qui bouleverse par la tenue de la mise en scène, par le ton murmuré et feutré de l'ensemble ; des instants de complicité joyeuse entre les deux acteurs ; une bobine finale, qui sedéroule au milieu d'un paysage désertique de neige, où le couple trouve enfin sa vérité. On sent que, malgré la grande précision formelle, malgré l'apparente froideur du ton, Truffaut exprime là un romantisme fiévreux et personnel, une sorte de confession intime sur sa vision des femmes, des hommes, et de ce qui achoppe entre eux. Magnifique film, suspendu au-dessus du vide, entre pure théorie cinéphile et journal intime, entre sentimentalité façon "Harlequin" et amertume morbide.
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