Junon et le Paon (Juno and the Paycock) d'Alfred Hitchcock - 1929
Eh bien voilà, on fait une "odyssée hitchcockienne", c'est-à-dire qu'on décide de tout voir, et on tombe forcément un jour ou l'autre sur le pire film du sieur. Juno and the Paycock est très proche de la nullité totale, je le dis les larmes aux yeux. Hitch décide (on dirait bien qu'on a décidé pour lui) de filmer une pièce datée de Sean O'Casey, qui raconte l'ascension sociale puis le redescente d'une famille irlandaise pauvre, sur fond de guerre civile et de trahisons amoureuses. Bon. Après tout, Bouddha a su parfois adapter du théâtre, et s'en sortir brillamment (Dial M for Murder, Under Capricorn, The Farmer's Wife).
Mais là, on dirait que tout courage l'abandonne, qu'il n'a strictement aucune idée sur les moyens à mettre en place pour sortir du carcan de ce texte trop littéraire, trop lyrique, trop mélodramatique, trop figé. Du coup, son film est une simple captation de spectacle, sans imagination. Lieu presque unique (une pièce décorée avec une pauvreté visuelle étonnante), caméra à hauteur de spectateur, sage découpage en actes, surjeu, tout y est de ce qui fait le théâtre à l'ancienne, sans jamais parvenir à en faire du cinéma. A l'arrache, on tente ça et là un travelling avant pour isoler les réactions particulières d'un personnage ; on s'amuse un peu avec le hors-champ, voire avec les récurrences du monde extérieur (les bruits d'un enterrement qui rappelle, en beaucoup moins inventif, les sons sur la fin de Rope) ; on s'essaye aux variations de cadres pour faire croire que le lieu a des possibilités cachées... Mais rien n'y fait : Juno and the Peacock est glacé, indigent, désolant.
Le scénario, c'est-à-dire la pièce de O'Casey, très fidèlement livrée, n'aide pas, il faut dire. Si le mélange de comédie pure et de tragédie totale est plutôt réussi, on ne peut que sourire devant les exclamations mystiques de cette pauvre Juno qui perd son fiston, ou devant les grimaces dudit fiston devant ses responsabilités morales. Le script aurait gagné à être adapté, réécrit pour le cinéma : tel quel, il est boursoufflé de grands sentiments qui passent mal dans ce style réaliste, et gave par trop de lyrisme. Hitch se permet dans une scène de critiquer le lyrisme par la comédie (le faux capitaine qui livre des odes à deux balles à la mer), puis d'utiliser ce lyrisme pour doper le mélodrame ; ça ne fonctionne pas.
Les rares sorties du décor principal sont rajoutées artificiellement, n'apportent rien au film, à l'exception d'une scène d'ouverture plutôt sympathique : un homme qui prononce un discours lyrique sur la place publique, une rafale de mitraillette, la foule paniquée qui se disperse, un chat qui grimpe sur un réverbère, joli mouvements de caméra, et bons rythmes "internes". Mais à part ces deux minutes, les autres scènes d'extérieur sont aussi pauvres que les scènes principales. Les acteurs, très théâtraux, sont pourtant honnêtes, notamment le couple de copains, Edward Chapman et Sidney Morgan, qui rivalisent de cabotinage mais parviennent à former un duo à la Laurel et Hardy rigolo. Mais le fait de filmer leurs mimiques en gros plans annule l'ampleur de leur jeu clownesque, et on a mal pour eux. Il y a aussi une assez subtile façon de montrer l'arrivée de la richesse dans ce ménage de prolos ; Hitch touche quelque chose du doigt et parvient à exprimer l'inadaptation totale de ces gens face à l'ascension sociale : un phono trop envahissant, une scène de chansons intelligente (les gars ne peuvent pas s'empêcher de beugler leurs chants irlandais alors que leur statut de nouveaux riches imposerait la retenue), un canapé luxueux qui jure avec le reste du décor. Mais ces petits détails sont noyés dans la masse : Juno and the Paycock est indigne du maître.
sommaire hitchcockien complet : clique avec ton doigt