Les Amours d'Astrée et de Céladon (2007) d'Eric Rohmer
Voilà ce qu'on est en droit d'appeler un film champêtre, primesautier, avec beaucoup de sang neuf chez ce jeune réalisateur de 87 ans. Rohmer aura jusqu'au bout (oui, bon, il est pas mort mais il devrait pas enchaîner 32 films après celui-là) défendu une certaine tendance du cinéma français qui ne manque jamais d'audace : faire en 2007 un film d'après un roman du XVIIème qui conte une histoire du Vème, avec un tel respect pour le langage, il faut admettre que c'était osé. La nature, le bon air de nos campagnes (sauf celle du Forez... roh ça va, je plaisante), est un personnage à elle seule, véritablement omniprésente, à l'image de cette séquence entre Céladon et Léonide où il y a une soudaine bourrasque de vent et où les acteurs, tranquilles, continuent de dire leur texte pépère. Astrée et Céladon ne manque définitivement pas de souffle, ni de subjonctifs, certes, et si ce n'est pas le chef-d'oeuvre de Rohmer il faut avouer que cette histoire d'amour entre deux être séparés tout du long à cause de la jalousie d'Astrée ne manque point de charme et de candeur. La fraîcheur semble d'ailleurs être le maître mot du film et les acteurs se sortent souvent avec brio de ce texte impossible.
Il est donc bien sûr question d'amour - comment pourrait-il en être autrement - avec ce superbe passage où l'on nous apprend que dans un couple 1+1=1 (cela deviendra de plus en plus en fort lorsqu'en évoquant les Dieux romains, on apprendra que pour les Gaulois 1+1+1+1=1, sans parler de la résolution de la Sainte Trinité où 1+1+1=1... Rohmer est un génie des maths, on le savait depuis Ma Nuit chez Maud et son discours sur Pascal). Astrée et Céladon respire littéralement l'unité, l'unité de ton, de ces décors naturels, de ces jeux de l'amour et du hasard où les deux acteurs, par l'intermédiaire des déguisements, sont d'égal à égal, où tout finit par se résoudre dans des baisers bien taquins ma foi. Certaines scènes sont d'ailleurs d'un érotisme troublant, ici un sein que l'on découvre, là un Céladon qui n'ose embrasser une Astrée endormie, ou encore cette fameuse scène finale diablement chaude où les amants finissent par se reconnaître et se retrouver à force de tendres baisers. Le film possède une véritable limpidité, dans son montage, dans cette "mise en scène" de la nature, dans cette cohésion dans le jeu.
Alors oui, il faut admettre, on est là quand même pour mettre des bémols, foi de Shangols, que l'acteur qui joue Hylas (un mélange d'Hervé Vilard et de Michel Leeb, ah oui pénible) est gonflant au possible avec sa mandoline et son jeu surfait, tout comme le déguisement, dans la dernière partie, de Céladon en jeune fille qui fait plus penser à un personnage queer d'Almodovar qu'à un jeune éphèbe androgyne - ça pète un peu l'ambiance, je vous l'accorde. Bon, le texte est également parfois bizarrement compliqué - on parlait une autre langue à l'époque, faut dire (pas toujours facile de savoir où est la virgule dans un texte écrit) - mais, dans l'ensemble, la gageure de l'adaptation d'un tel texte est formidablement relevée. Le gars Rohmer nous manquera, il est l'un des derniers à savoir aussi joliment (j'aurais préféré, ici, de façon aussi primesautière mais déjà utilisé) démêler les échevaux de l'amour. (Shang - 23/02/08)
Sous le charme tout de go de ce film hors d'âge qui montre une nouvelle fois, après Perceval le Gallois, que Rohmer est un véritable inconscient : son truc à lui, c'est la préciosité, le langage suranné, les sentiments purs et les toges, et rien ne pourra le convaincre qu'il va faire trois entrées avec ces trucs-là. Cette confiance absolue en lui-même, et du même coup en son public, force le respect, et donne une raison de plus d'applaudir à cet énorme anachronisme qu'est Les Amours d'Astrée et de Céladon. Le voilà donc arpentant la campagne lumineuse (dépourvue de conifères, apprend-on dans les bonus, puisque ceux-ci ne se trouvaient pas dans les forêts à l'époque, génie de la précision du compère), et filmant avec gourmandise les amours adolescentes entre nos deux nigauds qui se disputent d'abord sans raison, puis passent le reste du film à pleurer la perte de l'amoureux. Il est vrai que cette histoire respire le sexe par tous les bouts dès le départ, bien que tous ces jeunes gens restent pudiquement couverts (ou quasi). Le mauvais bougre qui insuffle la jalousie au sein d'Astrée, cette vamp avant l'heure qui veut garder Céladon pour elle seule quitte à le conserver malade, ces discussions sur la valeur de l'amour entre le sage Lycidas et le volage Hylas, le troublant jeu de travestissement et de changement de sexe, enfin ces scènes finales où notre Céladon se retrouve à coucher avec moult jeunettes, tout respire une sensualité certes de bon aloi, mais très présente. Mais bien entendu, ce qui bluffe le plus, c'est le formidable travail sur le langage : la langue fleurie et complexe d'Honoré d'Urfé est traitée avec une méticulosité extraordinaire, on sent Rohmer arc-bouté sur la précision des rythmes, de la ponctuation, de la forme grammaticale ; et le fait de placer cette langue dans ce lieu-là, dans ce territoire champêtre à la fois édénique (on est loin de toute trace de modernité) et très concret (oui le vent souffle, oui un acteur peut de temps en temps mal contrôler son geste et manquer envoyer une baffe à sa partenaire, mais on garde tous ces accidents) rend cette prose complètement moderne, comme si ce langage était naturel. Du coup, on suit ces pendables péripéties sentimentales avec beaucoup d'intérêt, conquis par l'indépendance de ce cinéaste qui a réussi, vaille que vaille, à construire une œuvre cohérente et géniale sans jamais rien céder aux modes du moment. (Gols - 09/10/21)
L'odyssée rhomérique c'est là donc.