Rashōmon d'Akira Kurosawa - 1950
Là, les enfants, on est tout simplement dans le haut du panier du gars Akira. Rashōmon est une sorte de film-somme de toute la première partie de sa carrière, faisant la part belle aux grands plans spectaculaires de ses films d'action aussi bien qu'aux vastes théories futures, en n'oubliant pas de livrer des images "japonisantissimes" tout en y mêlant une contemporaneité radicale déjà tournée vers le western et le fantastique. La phrase précédente étant très longue, en voici un résumé : Rashōmon est sublime.
Par où commencer ? Disons par Toshiro Mifune, au summum. Impérial, il semble aborder tous les types de jeu, en réussissant chacun d'eux : il peut ressembler à un James Dean quand il s'assoit simplement sur ses talons pour observer une femme lui échapper, à un Elli Wallach dans ses grimaces grotesques et dans ses excès ravageurs, à un Nijinski dans sa façon de bouger infiniment gracieuse, à un clown dans sa propension au burlesque (un combat au sabre pas vraiment académique, tout en fuites et en maladresses). Il est THE acteur, qui sait exactement où s'arrêter (très loin) avant de tomber dans la démonstration pure, qui sait s'effacer devant un autre personnage ou brusquement imposer sa photogénie. Eructant, épileptique, énormissime, mais aussi parfois d'une belle sobriété de regard, il construit son personnage à l'ancienne, accordant au moindre de ses mouvements un aspect mythique immédiat (écraser un moustique sur son bras ou se tordre sous la douleur, il traite tout avec une égale importance). C'est toute une école.
On peut continuer en parlant du noir et blanc : il faudra se lever tôt, m'est avis, pour égaler cette sublime beauté de contrastes. AK filme frontalement le soleil dans les arbres, sature son cadre d'ombres et de lumière lors des scènes de la forêt, puis "dé-contraste" le tout lors des épures que sont les séquences au tribunal. C'est un festival visuel, magnifique, et on comprend que les contemporains du film aient été bluffés par la "franchise" esthétique de Kuro. Il ose, tout simplement, imposant définitivement son cinéma direct, abrupt, viscéral. Les mouvements de caméra sont au diapason : travellings hyper-rapides à travers les arbres, qui confèrent à l'image un aspect presque abstrait ; plongées et contre-plongées vertigineuses, musicales ; sobritété totale de certains plans (un personnage au premier plan, deux autres en fond, point barre) ; variation au cordeau des plans larges et des plans d'ensemble, totalement en accord avec l'idée de base du film (multiplier les points de vue). Certaines idées confinent au sublime, comme l'arrivée de cette medium battue par les vents au milieu d'un paysage d'une totale immobilité ; comme l'utilisation d'une musique pompée sur le Boléro de Ravel pour faire monter subtilement la tension de la scène-climax du film ; comme ces scènes de pluie torrentielle, fil conducteur de la trame, qui évoquent une fin du monde et de la morale ; comme ces séquences très lentes qui prennent le temps de nous faire attendre une crise inévitable (la sieste de Mifune lors de sa première rencontre avec le couple)... Bref, visuellement, AK tente tout, réussit tout, variant son film avec une aisance bluffante, insultant la grammaire cinématographique tout en en recyclant les règles. Du coup, Rashōmon devient une sorte de résumé du cinéma dans son entier, la question de la subjectivité du regard étant abordée plus sous celle de Kurosawa lui-même que sous celle de ses personnages. Ce n'est plus "qui a tué ?" qui compte, c'est "comment raconter ?", et c'est passionnant.
Enfin, le scénario, extrêmement sophistiqué, est un des meilleurs d'AK. Quatre personnages ayant assisté à un meurtre racontent leur version des faits, multipliant les faux flash-backs, les interprétations personnelles des gestes et des paroles, les angles d'approche de l'évènement ; et en plus, ces témoignages sont eux-mêmes racontés par d'autres personnes (un bucheron, un moine, une medium) qui, eux-mêmes, ont intérêt à trahir la vérité. On ne cesse d'enchâsser des paroles à l'intérieur d'autres paroles, on ment comme on respire, et AK filme tout ça avec une complexité qui ne devient jamais incompréhensible. Le film est très lisible, passionnant dans ses rebondissements, ravageur dans sa construction. Où est la vérité ? On ne le saura pas. Mais elle pourrait bien être tout simplement dans la sincérité du regard du cinéaste, qui livre quatre "moments" de cinéma différents, chacun ayant son style, son expression personnelle, tout en étant intimement lié aux autres. On s'extasie à chaque nouveau plan, et on reste bouche bée devant une telle maîtrise, une telle profondeur, une telle intelligence, une telle réussite de chaque élèment. Inégalé.
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