Comment je me suis disputé... (Ma Vie sexuelle) d'Arnaud Desplechin - 1996
Voilà typiquement le genre de film qui pourrait être absolument détestable : à l'heure où le terme "bobo" n'était pas encore en vogue, Desplechin signe un film "Rive Gauche" à mort, parisianissime, dans la tradition du cinéma français branchouille. On suit en effet pendant 3 heures, à grands renforts de longs dialogues, les affres amoureuses et métaphysiques de Paul Dedalus (eheh), dont les seuls soucis sont ses rapports avec les femmes et avec lui-même, ses amours systématiques pour les petites amies de ses meilleurs potes, ses angoisses dépressives et ses auto-analyses. Réalisé par un tout autre cinéaste, Comment je me suis disputé... (Ma Vie sexuelle) aurait été pénible dans ses poses d'intello bohème.
Or, ce film est un pur joyau. A quoi ça tient ? A la grâce, tout simplement. Desplechin est un grand scénariste, et possède un sens impeccable des dialogues, faits de fulgurances littéraires autant que d'humour grotesque et auto-critique, de références cinéphiles autant que de romantisme flamboyant, de sorties à la Oscar Wilde autant que de tristesse à la Kundera. Le texte de ce film est de la trempe des grands textes cinématographiques, ceux qui ont donné La Maman et la Putain (Eustache, sans être cité, passe en fantôme omniprésent à travers tout le film) ou la série des Doisnel. Rythmés par une voix off taquine et parfaitement posée, les mots de Desplechin sont ceux de toute une génération, qu'il faudra bien un jour reconnaître comme ayant existé : celle d'une jeunesse bourgeoise et intellectuelle, aussi perdue que celle d'Hemingway dans un autre genre, certes infâmement branchouille et superficielle, mais réellement malheureuse de cynisme.
Quant à la mise en scène, elle est magistrale elle aussi : le film est infiniment varié dans ses choix, passant de monologues adressés à la caméra à de tourbillonnants dialogues cadrés jusqu'au vertige (le gars renouvelle à merveille l'exercice de style du "dialogue dans la cuisine", genre à lui tout seul), traitant chaque situation comme un petit film à part entière, sans jamais morceller l'ensemble. Ces minuscules variations amoureuses deviennent passionnantes à regarder, d'autant que la caméra épouse sans faillir chaque petite situation, en développant un romantisme très vivant autour des personnages. ce ne sont pas seulement les dialogues qui induisent cette mélancolie amère, ce sont aussi les choix de mise en scène, le sens des décors et de l'espace, et le goût pour l'"anecdote" qui surprend sans cesse (la scène où Amalric tombe dans les escaliers du métro, celle où Balibar vient perturber son cours, les délicieux flash-backs qui phagocytent le film...). Enfin, il y a les acteurs, le haut du haut du panier de la jeune génération française, réunie dans son ensemble pour une fois : Amalric, Balibar, Devos, Denicourt, Podalydès, Salinger, Montalembert, Mastroianni, Cotillard... Tous sont absolument sublimes, et traités très subtilement, chacune des comédiennes représentant un état de la Femme (femme fatale, mûre, enfant, hystérique, romantique, passionnée...), chacun des comédiens représentant la veulerie inconsolable des Hommes. Derrière l'humour apporté par ces acteurs se dessine bientôt le portrait d'une génération dépressive et enfermée dans son intellectualisme sclérosant, le film devient de plus en plus poignant sous ses aspects légers et burlesques, et finit par rester en tête comme un manifeste d'écorché vif. Un écorché vif qui aurait la politesse de se moquer de lui-même et de ne pas en faire des tonnes sur sa propre profondeur. Desplechin a signé LE film emblématique des années 90.