Soy Cuba de Mikhail Kalatozov - 1962
Kalatazov est un grand, et son directeur de la photo et caméraman Sergei Urusevsky un demi-Dieu, n'ayons point peur des mots. Des plans-séquences de la mort, des mouvements de caméra qui s'envole littéralement dans le ciel, une caméra portée qui loin des effets chocs est toujours ultra rigoureuse, des cadres ultra stylisés qui ne tombent jamais à plat, c'est une leçon de cinéma qui couperait une jambe à la Vénus de Milo.
Quatre récits, certes un peu inégaux, non pas dans la forme mais surtout dans le fond.
Jean Bouise emballe!: le fugace Jean Bouise (Bouisse au générique... pas de bol) profite de l'ère de la décadence pré-Castro (après ce sera pire, passons) pour s'embarquer une sublime Cubaine qui traine sa nonchalance dans les hôtels de luxe (mais comme il est français et super romantique, il demande d'aller faire ça chez elle pour voir comment elle vit, ça c'est du tact les amis)... Des toits de l'hôtel (la caméra se glisse sur 3 étages avant de finir dans la piscine...) aux plans-séquences ultra-coulés dans la boîte de nuit, on reste baba devant cette folie cubaine - danse et fiesta - sur fond de misère. Lorsque son petit ami la surprend au lever du jour dans sa baraque alors que Jean Bouise se fait la malle (la pudeur de la pré-scène d'amour touche au mystique), on est dans le déchirement le plus total, dans une grandeur de mise en scène rarement atteinte.
On pourrait parler des heures du second récit où le paysan spolié de ses terres finit par y mettre le feu (25 techniciens ont dû périr pendant le tournage, je vois pas sinon). Il y a un nombre d'envolées de caméra vertigineux et ce jusqu'au plan final - ; on a droit également à un flash-back qui apparaît dans une image plus "gouttée" que "floutée" -une merveille-; quant aux légers décadrements, ils sont plus Wellesien qu'Orson... Un récit qui nous plonge dans la folie douce filmé de façon extatique. Mais une nouvelle fois, chaque effet reste calculé. Certes la caméra nous balade où elle veut, mais on ne perd jamais le récit en route - c'est là tout le génie de la forme au service du fond.
Les deux autres récits qui nous montrent des mouvements pré-révolutionnaire (une première histoire entre Sartre, Lee Harvey Oswald et une colombe de la paix blessée - bon; une seconde sur les errances d'un paysan bombardé avec sa petite famille qui décide de rejoindre la guerrilla) tournent parfois un peu à la démonstration (on retrouve certaines contre-plongées ou des mouvements d'individus dans la foule qui rappellent automatiquement Quand passent les Cigognes ): j'en veux pour preuve, dans le 3ème récit, ce dernier plan sokurovien de malade quand la caméra monte le long d'un immeuble, entre dans une fabrique de cigares et ressort par la fenêtre pour continuer de suivre le cortège... là, comprends plus... à moins de louer Nicolas Hulot et 25 canards... ou des cigognes). Ou encore la scène finale de bataille (Urusevski était à l'origine photographe de guerre) qui fait passer les scènes de débarquement d' Il faut sauver le soldat Ryan pour des panoramiques dans La petite Maison dans la Prairie.
Soy Cuba qui fut un film maudit par excellence - il a fallu attendre le festival de Cannes en 2003 pour le découvrir (et surtout les éditions MK2... un dvd échoué dans une brocante shanghaïenne... je vous raconte pas) met fin à la carrière de Kalatozov... qui ne filmera plus qu'une expédition dans le pôle nord (ça sent la punition). Dans la folie visuelle, il a sa place aux côtés d'Eisenstein. Definitely. (Shang - 14/08/06)
Je ne vois pas ce que je peux ajouter à la critique plus que complète de mon brillant camarade de jeu. Je ne peux donc que : 1/ le remercier, puisque j'ignorais l'existence de ce film, et que c'est son texte emballé qui m'a fait le visionner et 2/ acquiescer vigoureusement, en hurlant de concert mon admiration devant le génie de ce film, visuellement ha-llu-ci-nant (et c'est vrai qu'on se demande bien comment il a fait pour obtenir tout ça, le bougre), poignant dans le fond (beaucoup aimé, pour ma part, la partie "étudiante" du film, certes très propagandiste et épaisse dans la symbolique, mais d'une tenue qui confine à la perfection), et qui doit autant à Eisenstein qu'à Fellini. A 10000 lieues des clichés touristiques, Soy Cuba est un prodige, le genre de choses qui ne se voit qu'une fois dans la vie. Mes respects, ami chinois. (Gols - 17/05/07)