Agent Secret (Sabotage) d'Alfred Hitchcock - 1936
Sabotage, s'il est parfois bizarrement foutu, est en tout cas un film 100% Hitch. J'irais presque jusqu'à dire que pour quelqu'un qui n'aurait vu aucun film de Bouddha, celui-ci pourrait constituer un excellent point de départ pour comprendre ses idées fixes et son génie.
Tout y est : la fascination obsessionnelle pour les objets (ici, une cage à oiseaux, un couteau, une bobine de film qui va exploser) qui, à force d'être filmés en très gros plans, finissent par devenir inquiétants, chargés d'une symbolique presque mystique ; le mépris pour la vraisemblance, cette fois-ci un peu trop poussé pour ne pas déranger (qui croira que l'héroïne, qui vient de perdre son petit frère de 12 ans dans une explosion, peut aller manger un rôti dans le 1/4 d'heure qui suit ? Qui croira que le flic peut avoir envie de couvrir un meurtre par amour pour une nana qu'il a rencontré 2 minutes plus tôt ? Qui croira qu'on confie un acte terroriste à un directeur de cinéma ruiné ?) ; l'utilisation géniale du son, qui se traduit ici par des "tchiip" de canaris et des pas qui glissent sur un parquet pour montrer une tension qui monte ; l'amour sans sexe, bien que le sexe soit suggéré bien des fois (ah le plan où il nous fait deviner le couteau qui s'enfonce dans un bide, avec deux petits cris à se damner !) (à noter à ce propos que sa vision de la famille, dans ce film, est très particulière, les enfants étant privés de père ou de mère très définissables, et les parents plongeant leur progéniture dans des dangers affreux : bombes, tentations de la ville, arrestations...) ; la gente policière considérée comme les garants de l'ordre en même temps qu'elle est filmée comme une terreur, les flics sont de vrais aveugles qui menacent l'amour des héros.
Et puis bien sûr, toujours, il y a la mise en scène plus que brillante de Hitch. La scène du meurtre au couteau est à hurler. En une succession de plans muets courts, où les regards se croisent, s'évitent, se fixent sur l'objet ou sur une chaise vide, par la lente mise en espace des personnages, par ce mouvement coulé incroyable qui fait se rejoindre dans le même plan un couple qui va se briser, Bouddha signe une des plus belles scènes de sa filmographie. Le son, la lumière, le jeu des acteurs (Sylvia Sidney est impressionnante), l'utilisation des gros plans en champs/contre-champs complètement illogiques (B**tien, prends de la graine), et le final sur cette profondeur de champ magnifique, tout est inspiré et beau. Il y a aussi la fameuse longue scène, que Hitch a regrettée toute sa vie, où un petit môme adorable trimballe sans le savoir une bombe à travers Londres, qui doit exploser à 1:45 PM pile : d'accord, elle est discutable au niveau purement morale, d'accord elle manipule un peu trop le spectateur et fait sortir le film du simple divertissement, d'accord Hitch en fait beaucoup pour emporter l'empathie horrifiée de son public (le gamin qui caresse un chiot mignon comme tout à 1:44, eheheh)... mais elle est un tel exemple de montage parfait, de tension génialement maîtrisée, qu'elle reste malgré tout un des sommets du film. Enfin, il y a cette déclaration toute simple de Bouddha au cinéma : il y a quelques plans formidables sur la jeune héroïne qui trouve quelques secondes un réconfort précaire en matant un Disney, il y a cette subtile utilisation du décor d'une salle de ciné (on passe derrière l'écran pour espionner des terroristes, on se donne rendez-vous dans des arrière-salles pleines de spectateurs, on traficote à la caisse...), et il y a surtout une certaine nostalgie par rapport à un certain cinéma de divertissement du dimanche soir qui fait chaud au cœur.
Bref, totalement convaincu par ce Hitch période anglaise. (Gols 14/01/07)
Voilà tout est dit - même si je tique devant une ou deux remarques de Gols : le flic connaît la nana depuis plus de deux minutes, tout de même, puisque dès le départ du film il flashe sur elle (quant à l'inspecteur, sur la fin, qui pourrait la suspecter, il ne se souvient pas à quel moment précis Sylvia a dit que son mari était mort... Du coup, sa mémoire l'empêche de l'incriminer) ; quant à Verloc (encore presque plus terrifiant qu'un certain Peter Lorre, avec ses sourcils en forme de chenilles), il demande au petit frère de son épouse (et non à son fils) de transporter la bombe - oui, le gamin est comme un fils "adoptif", certes, mais Verloc n'a pas l'air non plus d'avoir franchement beaucoup d'attachement pour cette pièce rapportée (il propose d'ailleurs, juste après sa mort, de faire un gamin à Sylvia - c'est un peu maladroit, hein ?). Bref, cela ne change pas vraiment l'idée que l'on peut avoir sur ce film qui recèle en effet plein de petits effets hitchcockiens gouleyants... Cette utilisation en particulier de la salle de cinéma, lieu de divertissement, lieu du complot, lieu d'habitation, lieu de passage, lieu d'effroi est particulièrement jouissif, un espace devenu aujourd'hui non essentiel et qui à l'époque était le point névralgique de toute cette histoire, de tous ces destins. Il y a bien sûr, la fameuse séquence de la bombe transportée par le gamin (d'abord humilié par un vendeur de rue (brossage de dents en public puis gominage : l'horreur et le ridicule absolus)) : c'est sans doute un peu facile au niveau du suspense mais l'explosion de la bombe, pourtant à l'heure dite, demeure méchamment surprenante à tel point qu'on passe tout le reste du film à se dire que le gamin en a forcément réchappé (et on a aucun mal, comme Sylvia, à le voir ensuite partout : ah, heureusement, il est encore vivant, ah non... Mais ce gamin est-il vraiment vraiment mort ? (suspense de foire pour faire croire qu'on spoile rien...)).. Et puis bien sûr, il y a Sylvia Sidney (à l'affiche la même année du Fury de Lang !) qui nous régale grâce à ses grands yeux incrédules, et nous fait fondre lorsque toute la tristesse du monde s'abat sur elle (et l'abat elle-même : on a d'ailleurs sur le coup presque envie de s'évanouir à ses côtés). Une Sylvia toute brinquebalée émotionnellement, capable en effet de rire, de tuer un homme et d'en embrasser un autre dans les minutes qui suivent l'explosion (ça nous fait de bonne journée). Un Hitch très bien mené, avec des comploteurs irresponsables, d'incontournables oiseaux, des innocents sacrifiés, un soupçon d'amour salvateur et une fin miraculeuse pour sauver ce qui reste à sauver (Sylvia et ses grandes mirettes). Une œuvre point sabotée, loin s'en faut. (Shang 23/02/21)
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