Le Sacrifice (Offret) (1986) d'Andrei Tarkovski
Tarkovski est fort, très fort, trop fort pour moi... L'histoire pourrait certes tenir en deux lignes : un homme décide de faire le sacrifice de tout ce qu'il possède (femme, enfant, maison) si Dieu (?) met fin au conflit nucléaire en cours. Il couche avec une servante (Marie, forcément), le conflit s'arrête (ou était-ce un mauvais rêve ?), il brûle sa maison et est interné. Bon. J'avoue que j'ai comme une envie de botter en touche. Si ce site a pour but de présenter avant tout une analyse personnelle (quitte à ce que les résumés frôlent le n'importe quoi et le verbiage, mea culpa, j'ai dit), là j'avoue que je suis bien en peine pour prétendre apporter un tout petit éclairage utile. Il y a bien cette superbe scène religieuse/païenne où l'homme s'accouple avec Marie en restant suspendu au dessus du lit et qui maintient le spectateur en lévitation pendant quelques secondes. Ces longs plans séquences et ce grain d'image si subtil et si varié chez Tarkovski. Pour le reste, je préfère perdre la face, surtout quand je vois ce qu'en écrit Daniel Weyl sur son site, proposant une analyse très péchue sur le rôle du son dans Le Sacrifice :
"Le cinéma de Tarkovski étant différent, son apparente obscurité tient à ce que privé d'antécédent, le spectateur se raccroche à une lecture littérale. Or la littéralité relève de la représentation des choses et des idées. La démarche artistique au contraire bouscule les lois sémiotiques. C'est en brisant le lien signifiant/signifié garant de l'intercompréhension que se produisent des effets nouveaux d'image et/ou de son. On a alors affaire à des signifiants. En bref, il y a signifiant lorsque l'ancrage sémiotique de l'image/son est inhibé au profit d'une relation autre. Le signifiant renvoyant donc à d'autres signifiants, le sens est différé, ce qui permet aux signifiant-sons du Sacrifice de se réassigner à la figure du monde sacré invisible constituant le film en profondeur."
Ah oui ça calme. Ecoutez, venez à la maison si vous voulez qu'on revoit le film ensemble, pour ma part, je prends un joker, j'ai le droit, hein, mon Bibice ? Au pied de mon arbre, je vivais heureux... (Shang - 31/03/06)
Eheh, en revoyant des vieux classiques de notre adolescence, on peut tomber sur un Shang en plein désarroi. J'avoue avoir beaucoup aimé Le Sacrifice à sa sortie en 1986, mais l'avoir revu un peu gêné. On est là en plein dans un cinéma assez en vogue dans les années 80, intello et volontiers élitiste, où si tu ne comprends pas les mille symboliques et références, tu es prié d'aller te faire foutre. Comme on ne les comprend effectivement pas, on reste un peu ballot devant ce film très cérébral et froid. Mais vous me connaissez, je ne suis pas du genre à ne pas comprendre un film, je vais donc vous faire part de mon avis avec tout mon brio.
Le bon Tarko n'a jamais été autant mystique que là. Il est persuadé que l'Homme a une faute à expier, et qu'il doit le faire par le sacrifice de ses biens, qu'ils soient matériels ou humains. Cette idée prend donc la forme d'une fable un tantinet épaisse : un vieil acteur qui s'est retiré sur une île fête son anniversaire dans sa grande demeure, avec quelques invités triés sur le volet : sa femme (véritable hystérique qui ne l'a jamais aimé), le médecin de la famille, sa fille, le facteur mi-idiot du village mi-philosophe, son môme rendu muet par une mystérieuse maladie, auxquels il faut ajouter les bonnes (dont Valérie Mairesse, bon sang !). Mais, rêve ou réalité ? voilà que l'annonce de la fin du monde se fait entendre à la télé : il n'y a rien à faire, chacun doit faire son deuil. Notre Alexandre, dans ses prières, promet à Dieu qu'il sacrifiera tout, famille, maison et richesses, si tout redevient normal. Il ira même jusqu'à coucher avec la bonne plus ou moins sorcière pour éviter la catastrophe (?). Au réveil (car, oui, il a dormi), tout est redevenu comme avant. Alexandre obéit donc à ce qu'il avait promis : il fout le feu à sa baraque, avant d'être emmené par les ambulanciers. Narration simple, en ligne droite, et qui chez n'importe quel autre cinéaste aurait pu être parfaitement lisible, voire simpliste. Mais Tarkovski sature son film de références picturales, musicales, littéraires, très pointues, espérant que celles-ci aideront à nous faire comprendre la puissance de son récit. Mais ces digressions sur Nietszche, Leonard de Vinci ou le luth japonais nous éloignent au contraire du film, et brouillent les pistes : on se dit qu'on passe sûrement à côté de quelque chose dans ces très longues scènes de dialogues abscons ou ces plans très inspirés sur des tableaux de maître, et l'histoire en ressort plus complexe qu'au départ.
Difficile en effet de savoir exactement ce que Tarko a voulu exprimer, et s'il joue au vieux réac ou au mystique du dimanche, au génie tardif ou au grand cinéaste. Si on apprécie sa façon de faire passer les scènes les plus austères comme de rien, rejoignant ainsi Bergman (auquel il pique d'ailleurs ses acteurs, ses techniciens, et son style même parfois), on regrette que le film soit aussi opaque, ne se dévoilant jamais, restant dans son pré carré d'érudition. Les premières scènes, par exemple, dissertations philosophiques dans la nature, échappent en grande partie, tout comme les longs monologues dans la maison juste avant le drame. Heureusement, une fois la fin du monde mise en route, le film se simplifie beaucoup et on peut admirer l'immense savoir-faire du gars. La lumière de Nykvist est magnifique, les sons sont au taquet (le bruit de la mer, omniprésent), et la mise en scène de Tarkovski bien entendu exemplaire. L'aspect théâtral qu'il confère à ses séquences, avec ce décor filmé à hauteur de spectateur, en plans larges, ce jeu parfois outré des comédiens (surtout l'épouse), servent parfaitement l'aspect littéraire du bazar ; et ces deux fameux plans-séquences qui ouvrent et ferment le film, sont fabuleux : le premier tourne avec beaucoup de majesté autour d'un arbre rachitique planté dans le désert ; le dernier filme de très loin la folie d'Alexandre, avec cette maison qui flambe et ces personnages qui se croisent, se serrent et se séparent infiniment. Peut-être le bonheur tient-il dans la répétition inlassable de petits gestes quotidiens, entend-on au tout début du Sacrifice : en tout cas, Tarko parvient ici à une sorte d'épure de son cinéma, encore plus radicale que pour ses film précédents, et c'est peut-être la maturité, ou la répétion de son style qui l'a amené à ça. A moins, c'est possible aussi, qu'il ne commence à rentrer dans son propre système avec trop de facilité. En tout cas, un film obscur, un peu chiant, mais intrigant en diable. (Gols - 25/01/20)